Falmarès, Youssif Haliem, Stephen Ngatcheu1 et Hassan Yassin2 ont tous quatre effectué ce « voyage de la mort3 » qu’est trop souvent le parcours migratoire. Arrivés en Europe et en France, avec la volonté de construire leur nouvelle vie, ils font aussi de leur expérience le sujet de certains de leurs textes : narratifs, poétiques, polémiques, réflexifs…
C’est en poésie que Falmarès, jeune poète guinéen né en 2001 à Conakry, se définit dans son Catalogue d’un exilé : « Je ne suis pas Migrant/ Je ne suis pas exilé/ Je ne suis pas homme de couleur/ Je suis un enfant de tous les pays. // Le monde est mon pays/ La terre est ma demeure4. » Falmarès quitte son pays natal en 2016, très jeune adolescent, à la suite du décès de sa mère. Après la traversée, longue, du Mali et de l’Algérie, il est, comme beaucoup, victime de violences en Libye. Puis il connaît une autre épreuve récurrente du parcours migratoire, la traversée de la Méditerranée, dans un Zodiac surchargé, sans gilet de sauvetage, avant d’arriver dans le camp italien de Bolzano, où il commence à écrire de la poésie, « pour trouver le sommeil5 ». C’est en Bretagne qu’il devient véritablement poète, à la suite de rencontres : notamment celles d’auteur·e·s aîné·e·s, Marilyse Leroux et Joseph Ponthus, et d’éditeur·ice·s, Armel et Joëlle Mandart. Depuis 2018, Falmarès a publié cinq recueils poétiques : Soulagements, Soulagements 2 et Lettres griotiques aux éditions Les Mandarines, Syli ô Guinée à Conakry, aux éditions Yigui, puis Catalogue d’un exilé chez Flammarion. Il a fait l’objet de diverses émissions, notamment sur Radio France, et d’articles dans la presse régionale, ou nationale dans Le Monde et Libération. Falmarès est par ailleurs « Ambassadeur de la paix » pour le Cercle universel des ambassadeurs de la paix à Genève et réalise de nombreuses lectures ou interventions en médiathèques, établissements scolaires et divers lieux culturels.
Né en 1986, Youssif Haliem quitte le Soudan en octobre 2014, où il était informaticien et écrivain. Il séjourne quelques mois en Libye avant d’arriver à Paris en juin 2015. Il commence à publier ses textes sur Facebook ou sur son blog6, apprend le français et suit un master en sociologie à l’EHESS. Il participe au Libé des réfugiés du 7 mars 2017, à la revue Esprit7, au coffret Réfugier [Carnets d’un campement urbain], évoquant les transformations induites par la migration : « Je suis devenu Rien. Sans adresse ni preuves/ Ni un humain, ni temporalité/ Je suis devenu apatride/ Je suis une barque dans une mer de blessures, une barque qui ne possède aucune ancre8. » Youssif Haliem propose également des interventions ou des lectures dans divers cadres : notamment dans les festivals Étonnants voyageurs à Saint-Malo ou Littérature Au Centre à Clermont-Ferrand, à l’université Paris-Diderot ou au Musée de l’histoire de l’immigration.
Stephen Ngatcheu, né au Cameroun, qu’il quitte très jeune, trouve refuge à Chambéry à l’issue de son parcours d’exil, notamment dans le monde du sport et spécifiquement du rugby, dans lequel il travaille, se forme et trouve une famille. C’est dans ce contexte qu’il « essaie de reconstruire [s]a vie ou plutôt de construire une vie », ainsi qu’il le précise dans Chez moi, ou presque…, son premier récit, publié en 2020 aux éditions Dacres, où il dit aussi « écri[re] [s]es textes à travers l’univers, écri[re] pour les enfants de la terre ». En 2025, il publie, au Lys bleu, deux textes qui interrogent encore la mémoire et l’identité : Le Dernier Témoin, un récit d’anticipation, et Lettre à mon enfant non né, un conte poétique. Stephen Ngatcheu propose de plus des projets de médiation culturelle autour de l’écriture, de la mémoire et de la migration, dans des écoles ou des lycées. Il participe à des tables rondes, lectures, colloques organisés dans des universités françaises : à Clermont-Ferrand, à Poitiers pour les 40 ans du laboratoire Migrinter, sur le campus Condorcet à Aubervilliers dans le cadre du programme R-EVE (Réfugier-Enfance Violence Exil). Il a en outre réalisé, en 2021, une vidéo pour le projet « Migration positive » de l’OMM (Observatoire de la Migration de Mineurs) et est intervenu à l’ONU, en 2024, dans le cadre de la journée internationale du travail social.
Né à Oumdourman au Soudan, Hassan Yassin quitte son pays après avoir été emprisonné à Khartoum. Il arrive en France en 2016, à l’issue d’un long parcours qui le conduit à de nouvelles expériences d’écriture, dont Michel Agier rend compte dans L’Étranger qui vient. Repenser l’hospitalité (Seuil, 2018) : « Sous le métro, sous la tente, il écrit ses poèmes sans papiers. Il les écrit là où il les diffuse, sur son appareil et smartphone, très peu phone et beaucoup d’autres choses. Hassan porte en lui tout ce dont parle la crise migratoire de l’Europe. » Dans ses poèmes, Hassan Yassin évoque lui-même la migration et l’identité exilique, « la malédiction incarnée9 ». Aujourd’hui, Hassan Yassin continue à écrire en France, à proposer des lectures de ses textes ou à penser l’expérience de la migration avec divers publics : à l’Institut du monde arabe à Paris, aux festivals Étonnants voyageurs à Saint-Malo ou Littérature Au Centre à Clermont-Ferrand, aux Incroyables chemins du Channel‑Scène nationale de Calais, au Périscope à Lyon.
Comment la migration et l’exil ont-ils changé votre création littéraire, voire fait advenir votre écriture ? Dans une situation d’exil aussi menacée – de vie dans la précarité et la rue – comment parvient-on à écrire, et en quelle langue ?
Falmarès : Je n’avais jamais écrit avant de partir de mon pays natal pour l’Europe. J’ai eu une scolarité normale en Guinée, jusqu’au collège, en français puisque la Guinée est un pays francophone – même si je parle également soussou, qui est la langue de ma famille, que je pratique encore avec ma sœur ou mon frère. Puis j’ai quitté la Guinée à 14 ans, après le décès de ma maman. Je suis alors passé par le Mali, l’Algérie pendant six mois et demi, puis la Libye et, après la traversée, l’Italie, où je suis resté deux mois. En Italie, j’avais du mal à dormir, j’étais traumatisé par ce parcours, le périple, toutes les violences que j’avais vécues. S’est donc manifesté le désir de lecture d’abord, tout simplement pour trouver le sommeil. Comme tout était en italien, j’ai commencé à écrire en français pour me lire, et c’est ainsi que je me suis mis à écrire : des textes courts, qui n’avaient rien à voir avec la migration, plutôt médiocres du reste. C’est lorsque je me suis installé à Nantes, où je vis aujourd’hui encore, que j’ai découvert la littérature et que je me suis mis à écrire vraiment. À mon arrivée à Nantes, je passais mes journées dans les bibliothèques et médiathèques publiques, à lire, de tout : des biographies, des romans, de la poésie, de la philosophie, des essais… Cela a été le point de bascule vers l’écriture : sur mon expérience personnelle, mon enfance, mes souvenirs, la migration ; dans ce qui n’est du reste pas seulement une écriture de soi, mais d’une perspective plus vaste.
Youssif Haliem : Au Soudan, j’écrivais déjà, mais pas sur les réfugiés et la migration : j’observais la société de l’intérieur, j’écrivais sur ses contradictions, les injustices, mais aussi sur l’amour. L’exil a profondément bouleversé mon écriture. Je n’avais plus les mêmes repères, les mêmes certitudes. Les souffrances que j’ai connues en arrivant en France ont changé ma façon d’écrire : les difficultés dans la société, les problèmes avec l’administration française. Mon écriture est portée par l’injustice à laquelle j’ai été confronté. Pour la langue, j’ai suivi un cours de français à l’université Paris 8 en 2016, mais je n’ai pas de formation en littérature et j’écris en arabe ou en anglais, et c’est ensuite traduit en français. À travers le poème « Moi et Marianne », qu’on peut lire comme une histoire d’amour entre moi et la France, je m’adresse aux gens qui ne connaissent pas les réalités de la migration et de l’exil : « Tu me nommes d’un mot/ Que tu supprimes à chacune de tes colères. » L’écriture, dans mon expérience de l’exil, est devenue une urgence vitale, une manière de tenir debout face au vide. Elle est devenue plus directe : une dénonciation, une poésie-action. Je n’écris plus seulement pour moi, mais pour les autres, à la fois pour ceux qui ont vécu les mêmes expériences que moi et pour les personnes que je rencontre en France, par mon écriture. L’exil m’a donné une langue de survie et de partage.
Stephen Ngatcheu : Je n’avais pas une grande pratique d’écriture avant de partir du Cameroun, je me limitais à la poésie, à un cahier de deux cents pages : je m’exerçais à faire un concours de poésie avec un ami. Après avoir suivi des enseignements de FLE en France, je me suis mis à écrire davantage. Je m’enfermais dans ma chambre pour me confier à mon cahier. L’écriture est née comme cela, j’ai écrit mon premier livre à l’âge de seize ans. Après la traversée, je me suis rendu compte que cela faisait vraiment du bien d’écrire et, en outre, je pouvais communiquer avec des personnes qui ne savent pas ce qui se passe à l’autre bout du monde, qui n’ont pas vécu cette expérience. Écrire est une manière de partager avec elles mon histoire pour enlever un peu ce fardeau de mes épaules. En 2019, je suis retourné au Cameroun et c’est un moment qui m’a permis de réfléchir, de me dépasser et me projeter. Quand je suis revenu en France, je me suis dit qu’il faudrait clore Chez moi, ou presque… par un autre livre. Écrire a été pour moi bien plus qu’une thérapie, c’est devenu une façon d’exister, de me construire et de donner un sens à mes expériences. Chaque mot posé sur la page m’a aidé à transformer mes blessures en force, mes doutes en réflexions, mes errances en trajectoires possibles. L’écriture est désormais une boussole qui m’accompagne dans mes projets, une passerelle entre mon passé et mon avenir, entre mes racines et mes horizons.
Hassan Yassin : Au Soudan, j’écrivais surtout sur l’amour, le patriotisme, j’avais également publié un livre sur un musicien. Les épreuves à affronter durant le voyage et la traversée, les souffrances m’ont conduit à écrire d’autres textes à mon arrivée en France. La plupart de mes poèmes d’exil portent sur la migration et ses souffrances. Ils sont écrits en arabe ou en anglais, puis traduits. Dans la précarité qui était la mienne à mon arrivée en France, je vivais et j’écrivais dans le métro, j’utilisais mon téléphone pour écrire. La rencontre avec des expressions, des mots nouveaux m’a également permis d’écrire des poèmes différents de ceux créés au Soudan, avec des influences poétiques qui comptent : Rimbaud, Verlaine, surtout Baudelaire… L’exil a profondément changé ma manière d’écrire.
Vos textes évoquent un individu en devenir, voire un individu qui perd son identité au cours du voyage terrible que vous avez tous vécu, un individu qui devient, chez vous, Hassan Yassin, « un anonyme sans identité, sans papiers », réduit à n’être qu’« un réfugié qui pue », « un lambeau de chair ou un pavé10 ». Dans Chez moi, ou presque…, Stephen Ngatcheu, vous écrivez que vous êtes né Stéphane, avant de devenir Ibrahim pour survivre en Algérie. Aujourd’hui, c’est par Stephen que vous signez vos livres et vous présentez. Vous ouvrez également votre premier récit sur un texte aux « Fils d’Afrique » : « Je suis africain comme l’était mon père. Comme l’était le père de mon père et comme le seront mes enfants et les enfants de mes enfants11. » Et plus tard dans le récit, cette identité africaine s’articule avec ce nouveau « chez moi » qui se construit lentement en France. De même, Falmarès, dans votre Catalogue d’un exilé, l’exil peut faire du migrant « un champ hybride en labour12 ».
Comment l’expérience de la migration bouleverse-t-elle l’identité des jeunes gens qui la vivent ? Comment l’écriture vous permet-elle de penser et d’évoquer cette ou ces identités ?
Falmarès : C’est en exil que je me suis découvert comme poète, écrivain. Sans doute que c’était là avant, peut-être que j’aurais pu écrire en Guinée, je ne sais pas. Mais c’est l’exil qui a déclenché cela en moi. En tout cas, sans la migration, ce ne serait pas la même expérience, ni la même manière d’écrire. L’exil est donc une perte, mais aussi une situation de découverte, en particulier lorsque l’on est jeune. C’est comme une porte, qui est là ; on ne sait pas ce qu’il y a derrière cette porte, mais il faut l’ouvrir, faire un peu d’efforts, ouvrir cette porte pour découvrir ce qui est là. Parfois ce sont de belles choses, parfois des expériences très difficiles. Mais une personne qui quitte son pays pour un autre, c’est une personne qui doit s’adapter, qui possède par conséquent une sorte d’ouverture. En ce sens, l’exil est un pas vers l’autre. Cela a été mon cas. Mon expérience personnelle est à la fois celle d’une culture d’origine africaine guinéenne, de la traversée de plusieurs pays africains que je ne connaissais pas avant, mais assez semblables, puis de la découverte de la culture européenne, française. La migration est ainsi une sorte de rencontre qui nous grandit en fait, culturellement et humainement. C’est cette identité plurielle qui constitue ma poésie. Le je du poète n’est jamais un je singulier. Quand je dis « je ne suis pas migrant », « je ne suis pas exilé », « je ne suis pas homme de couleur », « je suis un enfant de tous les pays », c’est que ce je-là, c’est un je auquel beaucoup de personnes peuvent s’identifier, en France, en Europe, sur d’autres continents. D’autant que l’immigration est certes un sujet d’actualité, mais aussi un phénomène auquel beaucoup de personnes sont confrontées, depuis toujours. C’est pourquoi le je de mes poèmes relève d’une histoire personnelle, mais se confond également avec l’histoire collective d’un peuple, d’une époque, un nous tout simplement. C’est la dimension universelle de la poésie, que revendiquaient déjà Victor Hugo (« la vie d’un homme, et la vie des autres hommes aussi ») ou Arthur Rimbaud (« je est un autre ») et bien d’autres poètes. La poésie s’inscrit dans son époque et je suis convaincu que l’une des choses que l’on retiendra de notre époque, c’est que c’est une époque de migrations et même postmigratoire, constituée, par conséquent, d’identités plurielles.
Youssif Haliem : L’exil est dramatique, il me casse, il casse ceux qui en font l’expérience. Les jeunes gens perdent leur histoire, leur identité, leurs projets, leur langue. Les jeunes se sentent vieux en raison de ce qu’ils ont traversé. Ils portent l’expérience du danger extrême, de la peur, de la perte. Perdre quelqu’un en Libye, ou dans le bateau, c’est une expérience traumatique. Ils se sentent vieux, et en même temps comme des enfants car ils doivent tout recommencer à zéro, tout reprendre dans un nouveau pays, une nouvelle société, avec une nouvelle langue. L’identité devient mouvante, instable. Cela ouvre aussi des portes, de tout recommencer, pour se réinventer. C’est une nouvelle vie.
Stephen Ngatcheu : En Algérie, pour me fondre dans la masse, j’ai été obligé de me faire appeler Ibrahim. Aujourd’hui c’est une page que je ne peux pas tourner parce que cela fait partie de moi. Beaucoup de personnes veulent que l’étranger se fonde dans le pays d’accueil pour se faire accepter. C’est cela que je combats. On ne devrait pas essayer de changer l’autre pour l’accepter. Plusieurs titres avaient été proposés pour mon récit. J’ai choisi Chez moi, ou presque… car ce sont toutes les personnes que je rencontre, au rugby, à l’université ou ailleurs, qui deviennent « chez moi ou presque » : une partie de mon identité. J’ai compris que l’identité n’est pas un bloc figé mais un mouvement, une addition d’expériences, de rencontres et de choix. Elle se transforme au fil du chemin, mais sans que ne soit jamais renié ce qui constitue les racines. L’écriture me permet de donner une cohérence à ces fragments, de relier le Stephane d’hier, l’Ibrahim de la survie et le Stephen d’aujourd’hui qui se projette. C’est une manière de dire que, même si la migration bouscule et parfois déchire, elle peut aussi enrichir et ouvrir de nouvelles façons d’habiter le monde, sans cesser d’être soi.
Hassan Yassin : Chaque étape de la migration implique un tournant, un échec, une défaite, une victoire, un revers, un déclin et une ascension. Certes, la guerre, l’injustice et la dictature sont parmi les épreuves les plus difficiles à vivre… mais il y a aussi et ensuite le chaos de la vie, l’enfermement dans des geôles en attendant un permis de séjour et une reconnaissance du statut de réfugié, le chemin pour obtenir la citoyenneté du pays où l’on réside qui est aussi celui de la souffrance, et la responsabilité de l’exilé dont la famille attend de l’aide. Tout cela modifie bien sûr un individu. C’est ce qu’évoquent beaucoup de mes poèmes.
La temporalité de la migration est spécifique. Le voyage est très long : depuis le Cameroun « une année en Algérie13 », « six mois dans [une] forêt14 », vingt-deux heures en mer sur un zodiac… Et vous évoquez tous les nombreuses étapes du parcours migratoire : les déserts, les mers, les forêts, les gares, les bus, les hôtels, la rue… Le motif de la traversée est particulièrement présent. Au-delà de l’expérience qu’il évoque, de quoi est-il le symbole ? Et quel rapport particulier au temps marque votre écriture ?
Falmarès : Les étapes de la migration sont plus longues que l’on imagine. Après être parti de chez moi et être passé par le Mali, je suis resté plus de six mois et demi en Algérie. Là, un Monsieur m’a accueilli sur son chantier, dans le bâtiment. Il m’interrogeait sur ma situation, me demandait pourquoi j’étais là à mon âge et m’a prêté plusieurs livres d’Amadou Hampâté Bâ, un écrivain et ethnologue malien. C’étaient les premiers livres non scolaires que je lisais. Et ce monsieur, au lieu de me rémunérer directement, a payé ma traversée vers la Libye. L’étape libyenne a duré deux mois, qui m’ont paru très longs car j’étais malade, parce que tout était saleté et violences, que nous étions très peu nourris et que l’eau était polluée. J’ai donc ensuite traversé la Méditerranée sans vraiment réaliser ce qui se passait. Et nous n’avions plus le choix de revenir en arrière, de décider de quitter le navire ni, plus tard, le camp. Tous ces motifs, ces événements ont par la suite nourri mon écriture. De plus, dans ces circonstances, on est constamment inquiet, on se demande ce qu’on a fait de mal, de quoi on est accusé. Donc, en écrivant, on se dit pourquoi ne pas témoigner : de ces événements, de leurs durées réelles et ressenties, des réalités de la traversée. C’est ce qui m’anime aujourd’hui encore lorsque je rencontre des lecteurs dans des salons du livre ou des élèves, des étudiants lors d’invitations.
Youssif Haliem : La traversée, c’est pour moi quand on traverse d’une vie à l’autre : c’est ce sens qui me fait choisir ce mot. La traversée, c’est accepter de marcher sans certitude. Traverser sans certitude, avec le vertige de ne pas savoir si on arrivera quelque part. C’est comme le passage entre deux mondes, entre la vie et la mort. Sans savoir si on arrivera quelque part.
Stephen Ngatcheu : Pour une personne migrante, quand on parle de traversée, c’est un peu frauder : ce mot, je l’utilise parce que quand on traverse une frontière c’est sans papiers, et il faut communiquer, négocier avec des locaux et à chaque fois il faut frauder. De plus, l’horreur de certaines situations vécues modifie notre rapport au temps : je dis, dans Chez moi, ou presque…, que « mes yeux ont vu ce qui dépasse mon âge15 ». Quant au temps en exil, il est vrai qu’il peut être assez déconstruit : « Certaines années comptent double16… » Mais la traversée et la temporalité de la migration et de l’exil sont aussi le symbole d’un passage intérieur. Ce n’est pas seulement franchir une frontière géographique, c’est également affronter ses propres limites, ses peurs, ses désirs, ses rêves. Chaque étape laisse une trace, transforme le regard que l’on porte sur soi et sur le monde. La traversée devient alors une métaphore de la vie : on quitte un rivage, on endure les épreuves, on doute d’arriver, mais on continue à avancer parce qu’au bout, il y a l’espérance d’un nouvel horizon.
Hassan Yassin : La durée de la traversée est longue, très longue : la mienne a duré deux ans, j’ai pris trente-six voitures… Pour ceux qui prennent l’avion, c’est plus rapide. Au Soudan, chez nous, le terme de traversée désigne le trajet d’un point A à un point B, mais il désigne aussi le parcours de la difficulté à la facilité : il y a un point A où il y a la guerre, les souffrances, et un point B où il y a la sécurité. Le fil qui va de l’un à l’autre, c’est la traversée. Le temps alors est un apprentissage, chaque seconde a un prix, chaque minute a de la valeur. Le temps est comme une épée aiguisée et douloureuse. L’âge passe rapidement, les cheveux grisonnent rapidement, des rides apparaissent rapidement. Les beaux enfants que nous avons laissés à la maison sont maintenant des hommes que nous ne pouvons pas reconnaître.
Vos textes mettent en scène d’autres étapes de la migration : celles, en France, du (non‑)accueil, de l’hospitalité refusée. Lorsque le « sans-papier » est « traité comme un animal ou bien pire17 », l’écriture devient dénonciatrice. À l’inverse, votre récit Chez moi, ou presque…, Stephen Ngatcheu, présente des figures amies et aidantes, dont les paroles sont rapportées au discours direct – par exemple le guardia espagnol avec son « respeto amigo », ou le proviseur qui vient parler aux jeunes migrants –, alors que les paroles racistes sont rapportées dans du discours narrativisé.
L’écriture peut-elle, par conséquent, outre celle de la dénonciation, endosser d’autres fonctions : d’évocation, malgré les obstacles, de moments de solidarité, ou d’affirmation de résilience, par-delà les souffrances ?
Falmarès : Dans tous mes recueils, des textes renvoient à ma gratitude envers toutes les personnes bienveillantes que j’ai rencontrées, à des figures essentielles comme celles de Joseph Ponthus ou de Joëlle et Armel Mandart des éditions Les Mandarines. Je dis souvent à mes amis qu’il ne faut pas écouter tous les discours de haine, de division, d’incompréhension ; qu’il faut plutôt regarder l’amour, les amis qui sont à nos côtés, la famille ou les gens qui vous incluent comme dans une famille. Même si l’on a peur, pendant la traversée mais aussi en France, parce que l’on est dans des situations instables et parfois tragiques, il faut aussi voir la chance que l’on a lorsque l’on rencontre des personnes, des collectifs qui nous aident, nous hébergent, s’occupent de nous, nous guident. Toute expérience peut aider à apprendre, à grandir – même si c’est parfois prématurément. Et la littérature, l’écriture, non seulement peuvent être des modes de résilience, soigner certains traumatismes, mais permettent cela aussi, portent vers de nouveaux regards : s’ouvrir aux autres et voir le beau, les opportunités dans chaque situation.
Youssif Haliem : La migration, et l’écriture qui la traduit, est une épreuve physique, mais aussi un acte de foi, de celui qui croit, qui a un rêve, cherche un refuge. Et c’est aussi une histoire de rencontres. Par exemple, la France n’était pas ma destination. Pour moi, c’était l’Angleterre, parce qu’au Soudan, on parle anglais et que là-bas, les papiers s’obtiennent plus rapidement. Une Parisienne m’a donné un téléphone et c’est comme cela que j’ai commencé mon blog et mon parcours en France. L’accès au sens se fait par différents biais : certain·e·s lecteur·ice·s comprennent par le récit, d’autres par le poème. C’est pour cela qu’il y a différents types de textes sur mon blog. Au fond, la raison pour laquelle je suis resté ici en France, c’est que j’ai vu les actions, en 2015, des associations, des collectifs, comme La Chapelle Debout !, les actions qui ont été menées par des militant·e·s, dont certain·e·s sont devenu·e·s des ami·e·s. Ce que j’ai vu, ce que j’ai vécu m’a donné envie de rester ici en France. C’est cela, pour moi, la solidarité. Je regrette parfois d’être resté, mais je suis aussi heureux, parce que, de ces gens-là, je suis devenu une partie de l’action, par les manifestations, et même par mon écriture. Cela m’a tenu, cela m’a aidé à saisir mon identité. Traverser, c’est aussi savoir ce qui se passe dans l’autre, de l’autre côté de la file.
Stephen Ngatcheu : L’écriture ne se limite pas à dénoncer ce qui est injuste ou violent, elle a aussi la capacité de mettre en lumière ce qui sauve, ce qui répare. Raconter les gestes de solidarité, les paroles de respect, les rencontres inattendues, c’est donner une visibilité à ces fragments d’humanité qui jalonnent le parcours. Ces moments, parfois brefs mais intenses, permettent de tenir, de croire encore en l’autre et en soi. En ce sens, l’écriture devient un espace de mémoire et de gratitude, mais aussi de résilience : elle transforme la souffrance en récit, et le récit en force partagée. Dire les humiliations est nécessaire, mais dire aussi les mains tendues, c’est affirmer que, même au milieu de la dureté, il existe des lieux de lumière. C’est peut-être cela qui aide à continuer : ne pas se définir uniquement par ce qu’on a subi, mais aussi par la capacité à reconnaître, accueillir et transmettre ces instants de solidarité qui ouvrent un avenir possible.
Hassan Yassin : Dans le voyage et l’exil, il y a les souffrances. Mes poèmes les évoquent très souvent. Mais de l’autre côté du pays natal, il y a aussi la rencontre avec de nouvelles personnes et d’autres cultures. Et l’espoir qui porte toute personne qui vit l’expérience de la migration, c’est d’arriver à dépasser les souffrances vécues en construisant sa vie dans un nouveau pays. Comme le dit mon poème « Les réfugiés » : « Les vers rêvent d’acheter un corps/ Comme rêvent les réfugiés de trouver dans une patrie la dignité. »
Peut-on dire que vos textes possèdent une dimension politique face aux questions de migration ?
Falmarès : Certaines personnes diront que tout engagement que nous prenons est politique et d’autres diront même que tout est politique. Moi je pense qu’il y a certaines questions à propos desquelles on ne peut pas rester insensible. Quand j’entends certains discours par rapport à ce que j’ai vécu, je ne peux pas rester sans raconter mon histoire personnelle, afin de témoigner et de contredire certaines choses. Pour moi ce n’est pas absolument politique, c’est littéraire. Même si c’est un sujet politique, moi je l’aborde de manière poétique. Par la sensibilité, qui peut éclairer les consciences. Tous les arts, mais la poésie en particulier, peuvent toucher, provoquer l’empathie, et ainsi contribuer à faire mieux entendre certaines choses. Car la poésie est à la fois douceur et résistance. Elle peut donc avoir une résonance particulière sur des thèmes comme celui de la migration. Car la fonction de l’écrivain, de l’artiste, c’est également de questionner, et de questionner notre société aussi, d’être témoin de son temps. Et la poésie, si elle ne permet pas une quelconque révolution, peut transmettre des émotions et sert à partager des sensibilités. Elle nous aide à conserver notre humanité, à nous battre pour notre humanité.
Youssif Haliem : Dans ma vie, dans la vie, la poésie et la politique sont inséparables. Quand on écrit depuis l’exil, chaque mot devient politique. Écrire depuis la marge, c’est déjà contester un ordre établi. La poésie écrite depuis la marge est une contestation, même quand elle parle de l’amour ou de la solitude. L’exil c’est la marge. Pour la dire, j’utilise des formes variées, des poèmes, des histoires. J’écris la douleur, mais aussi la colère, l’injustice et le refus de l’effacement. Cette lutte fait partie du concept de politique. La poésie me permet de donner une voix à ceux qu’on a réduits au silence.
Stephen Ngatcheu : Même si je ne pars pas d’une volonté militante au sens strict, mes textes portent une dimension politique parce qu’ils témoignent d’une réalité que beaucoup ignorent ou refusent de voir. Écrire sur la migration, c’est prendre la parole là où souvent on voudrait nous réduire au silence. C’est montrer l’envers des frontières, les camps, les humiliations, mais aussi rappeler que derrière le mot « migrants » il y a des vies, des visages, des histoires singulières. La politique traverse mes écrits parce que je refuse que l’étranger soit réduit à un chiffre ou à une menace. Par le récit, j’essaie de réhumaniser une expérience collective souvent déshumanisée dans les discours publics. Et si mes textes peuvent amener ne serait-ce qu’une personne à changer de regard, alors ils participent à une forme d’action politique, au sens le plus humain du terme.
Hassan Yassin : J’ai dû quitter mon pays pour des raisons politiques : j’y ai eu des problèmes à cause de mes engagements et j’ai été emprisonné. La migration et l’exil sont aussi des expériences où l’on fait face à l’inhumanité. C’est ce qu’évoquent beaucoup de mes poèmes comme « La malédiction », « Quartier La Chapelle » ou « Les réfugiés », qui se veulent des dénonciations. La colère qui éclate dans ces textes a donc une dimension à la fois humaine et politique.
Dans « Une femme exceptionnelle18 », Youssif Haliem, comment est venue l’idée de la fiction de la femme pendant la traversée ? Votre poème est d’ailleurs dédié aux femmes : à votre mère, votre sœur, votre femme et votre fille, « et aussi aux femmes qui se sont battues pour les droits des autres, et à ces femmes qui ont été étouffées par les traditions communautaires, et ont émergé comme si elles étaient dans une bouteille serrée que Seulement les hommes avaient le pouvoir d’ouvrir19 ».
Falmarès, Stephen Ngatcheu et Hassan Yassin, vos textes évoquent de même des figures féminines. En quoi est-ce important pour vous ?
Falmarès : Les figures féminines tiennent une place incontournable dans ma poésie. Et certaines occupent une place indispensable dans ma vie : ma grand-mère notamment, qui m’a marqué par sa simplicité. Lorsque les parents se séparent quand on est jeune, que la maman ne peut pas être là parce qu’il faut qu’elle travaille pour subvenir à ses besoins, qu’on ne la voit qu’une fois par semaine et qu’on passe des années sans voir son papa, la grand-mère est là. Et même si on n’a pas suffisamment à manger, pas d’habits ou de tenues pour faire du sport, même si on n’a pas beaucoup de choses, la grand-mère est là. En fait, grâce à elle, j’étais très heureux même si matériellement il n’y avait pas grand-chose, car elle était bienveillante et qu’elle nous a donné son amour. Ensuite, il y a aussi la maman. Le maternel, c’est le bouclier de l’enfant. Ce sont donc les plus grandes figures féminines de ma vie, qui restent une plaque tournante de ma poésie aujourd’hui. Ma première amitié, en France, a également été une amitié à la fois féminine et littéraire. D’autre part, il y a également des figures féminines plus imaginaires dans mes textes. Par exemple mes Lettres griotiques sont nées de conversations avec une grande amie d’enfance, que j’ai transformées en lettres. Puis, un jour, dans le train, j’ai entendu une jeune fille appeler son amie d’un prénom qui m’a plu, et j’ai adapté ce prénom pour nommer la destinataire de mes lettres poétiques : « Annatina ».
Youssif Haliem : Ce que je sens, je l’ai, dans « Une femme exceptionnelle », transposé dans une personnalité de femme. J’ai écrit ce poème qui parle de la femme au Moyen-Orient, dans une société pas très ouverte, j’imagine. J’ai pensé à mes sœurs, aux femmes au Soudan, aux femmes en général. Partout dans le monde, les femmes sont au cœur de chaque résistance silencieuse, de chaque survie. Peut-être parce qu’on est dans une société masculine. Les femmes ont été en première ligne des manifestations lors de la révolution soudanaise de 2019, elles font partie des mouvements partout dans le monde. Dans ce long texte, « Une femme exceptionnelle », je parle de plusieurs personnalités : cette figure de femme devient une présence invisible, qui donne courage, qui soutient. Le narrateur est passé par le ciel où il a rencontré des morts, parmi lesquels cette femme. Je me suis mis à la place d’un personnage à partir duquel j’ai imaginé l’histoire. J’ai construit le récit à partir de cette phrase :
Je suis juste une femme. Ni de l’Est ni de l’Ouest
Ma langue va au-delà des murailles
Soigne les cœurs éconduits
Fascinante, ténébreuse, je suis Achtar
Une Amoureuse légendaire
Une histoire de joie racontée à chaque hiver
Chaleur du soir, ombre d’une femme dessinée comme une lettre
Nostalgie tissée avec l’affliction du présent
Secret parmi les secrets de l’univers.
Stephen Ngatcheu : Les figures féminines sont très importantes, elles accompagnent nos parcours, souvent dans l’ombre mais avec une force incroyable. La mère, la sœur, la compagne, l’amie : elles soutiennent, elles protègent, elles rappellent d’où l’on vient et pourquoi on avance. Dans les récits de migration, on parle beaucoup des routes, des frontières, des obstacles, mais rarement de cette énergie féminine qui nourrit la résilience et donne le courage de continuer. Évoquer les femmes dans mes textes, c’est leur rendre justice. Ce sont elles qui portent la mémoire et l’espérance, qui transmettent des valeurs d’amour, de respect, de solidarité. C’est aussi une manière de dénoncer les injustices particulières qu’elles subissent, doublement fragilisées, à la fois par la condition migrante et par les traditions patriarcales. Enfin, écrire sur elles, c’est affirmer qu’elles font partie de notre identité et de notre devenir. Sans ces figures féminines, nos histoires seraient incomplètes. Les mettre en mots, c’est reconnaître leur place essentielle dans nos vies et dans le monde.
Hassan Yassin : L’un de mes poèmes, « La rebelle20 », est centré sur une figure féminine, à laquelle le je
s’adresse : une migrante, prostituée :Votre berceau, saturé d’odeurs de mâles sans cœur et sans élan […]
Est une tente plantée dans le bois de Boulogne […]
Loin de la vie des humains et proche de ces clébards infectés que tout le monde chasse.
Par-delà cette description très dure, qui renvoie aux conditions de vie faites aux réfugié·e·s, cette femme est par ailleurs comparée à « une rose sauvage en plein désert », avec la peau « brûlée sous les rancunes du soleil » et un « sourire qui sert à maquiller [s]a tristesse », mais qui lui procure aussi « une force de roc pour contester le pacte conjugal, pour refuser le baiser devant le prêtre » ; d’où sa position « au rang des anges révoltés ». Et la fin du texte lui donne le statut de reine qu’elle mérite, « sa place dans une chambre du palais de Versailles ».
Stephen Ngatcheu, quelle place conférez-vous au dessin dans votre premier récit ? Et vous, Falmarès, pouvez-vous évoquer vos nouvelles expériences en peinture, parallèlement à la poésie ?
Stephen Ngatcheu : Quand je me suis mis à écrire, ce n’était pas pour être publié. Puis j’ai rencontré, par l’intermédiaire de la psychologue du foyer où je vivais, l’un des fondateurs de la collection « Ces récits qui viennent », de Dacres éditions. J’ai participé avec lui à des revues. Il m’a demandé si j’avais d’autres textes, je lui ai envoyé ce qui allait devenir Chez moi, ou presque… et il m’a fait comprendre qu’il était possible de le publier. Les dessins sont d’Eddy Vaccaro, auteur de bande dessinée. Ses dessins apportent une dimension sensible et vivante à l’histoire, permettant aux lecteur·ice·s de se plonger plus profondément dans les émotions et les situations que je raconte, ou à des lecteur·ice·s de tous âges de s’approprier l’histoire. J’ai appris avec tristesse le décès d’Eddy Vaccaro, et je souhaite ici lui rendre hommage. Son travail continuera de donner vie à mon récit et de toucher celles et ceux qui le lisent.
Falmarès : En exil, je me suis construit comme poète, mais, depuis un an environ, je me découvre également comme dessinateur et peintre. Je fais essentiellement des portraits ou des autoportraits, beaucoup d’études sur les expressions du visage. Comme pour l’écriture, je passe beaucoup de temps à observer ; et à dessiner avant de peindre. Mais j’aimerais bien maintenant me former, prendre des cours, être accompagné par des professionnels. J’ai commencé aussi à découvrir l’histoire de l’art. En tout cas à travers la peinture, je pense que je trouve une autre forme d’allègement et que j’observe aussi le monde, les autres. La peinture et la poésie sont complémentaires.
Youssif Haliem, « Migrer chez les Nordistes », texte qui évoque la « jungle » de Calais, reproduit « une conversation entre les ombres de quatre migrants » qui y vivent : « Les ombres sont maintenant parties pour un autre monde, les arbres utilisés comme table et l’air ne trouve plus personne pour le respirer21. » Ce texte est-il fondé sur la retranscription de paroles entendues ?
Youssif Haliem : C’est une histoire que j’ai imaginée, une histoire de gens en train de souffrir dans leur parcours, à partir de témoignages. Je voulais aller à Calais mais j’ai été arrêté par les CRS, et j’ai renoncé à ce départ vers l’Angleterre, comme je l’ai expliqué. J’ai écrit cette histoire d’abord pour moi-même, pour me libérer d’énergies négatives. Elle fait partie de moi, de mon vécu. Mais en même temps, j’évoque des personnes qui ont le même vécu, qui sont confrontées aux mêmes expériences et aux mêmes problèmes : « De la poussière à la poussière/ Et de la jungle à la jungle22. » Je m’adresse à elles. Il y a deux paroles, la mienne, et celle de gens qui m’ont livré leur propre histoire, que j’ai utilisée et racontée avec leur permission. Ce ne sont pas des histoires de Calais, mais ce sont des histoires vraies.
Votre récit, Stephen Ngatcheu, montre continûment la préoccupation de (se) réfugier : il exprime la quête d’un refuge par le jeune exilé, mais il met en outre en scène celles et ceux qui donnent refuge (le Secours catholique, les services d’accueil d’urgence, des éducateurs de rugby, amis et famille symbolique). Ce faisant il dépasse précisément les disjonctions et renvoie à des protagonistes qui élaborent, en commun, des manières de réfugier ensemble, tout comme le font, Falmarès, certains de vos poèmes.
Comment vos textes à tous les quatre participent-ils d’une « littérature-refuge » qui interroge les possibilités d’habiter le monde ensemble ? Une littérature qui, en outre, réfugie spécifiquement, qui se constitue en refuge dans sa matière même ?
Falmarès : L’écriture est d’abord un refuge dans sa fonction quasi thérapeutique. Même un simple journal intime peut permettre de se confier. Mais l’écriture aide aussi à construire. Et une construction, ça commence toujours à l’intérieur. Ensuite on peut partager et obtenir la confiance du lecteur. L’écriture, relevant de l’intime, participe d’abord à une construction de soi, qui permet de s’épanouir ensuite avec les autres. En cela, elle est refuge.
Youssif Haliem : Je ne sais pas si la littérature représente un refuge, mais je peux exprimer ce qu’elle représente aujourd’hui pour moi. Selon Émil Cioran, on ne devrait écrire des livres que pour dire des choses qu’on ne confie à personne. Je me trouve en fait dans cette même position : peut-être parce qu’il avait la même histoire, qu’il était roumain, venu à Paris, et qu’il a révélé dans l’écriture la « dark comedy ». Pour moi, l’écriture refuse. Elle reste une lutte. Les conditions sociales, les démarches administratives, les responsabilités familiales… tout cela empêche l’écriture. Souvent, les Soudanais, en France, envoient tous les mois de l’argent à leur famille restée au Soudan. Tout cela laisse peu d’espace d’écriture, comme un manque de liberté. Mais je n’ai pas le luxe de créer pour le plaisir : j’écris parce que je ne peux pas faire autrement. J’ai besoin que les gens entendent ce que je dis. J’ai besoin de changer la société, sans y parvenir. Rien ne change de ce que je vois. Mais il faut toujours continuer à écrire, même dans l’ombre. J’écris dans l’ombre. Il faut toujours affirmer que chaque texte, c’est une manière de témoigner, d’exister. C’est le minimum qu’on peut faire.
Stephen Ngatcheu : Au Maghreb, j’ai traversé l’Algérie et le Maroc où j’ai rencontré de très bonnes personnes avec qui je suis toujours en contact. C’est une partie de ma vie qui m’a forgé, j’ai vécu de bons moments et des moments difficiles. Dans chaque pays on rencontre des personnes qui sont des obstacles et de bonnes personnes, qui aident à trouver refuge. L’écriture, pour moi, prolonge cette expérience. Elle devient à son tour un lieu où l’on peut se déposer, se protéger et se reconnaître. Mes textes offrent un espace où la douleur trouve des mots, mais aussi où l’espérance circule et se partage. C’est en ce sens que l’on peut parler de « littérature-refuge » : une littérature qui ne nie pas la dureté du parcours, mais qui crée un abri symbolique, une maison de papier où l’on peut accueillir l’autre et être accueilli. Écrire et lire deviennent alors des gestes d’hospitalité, des manières d’habiter ensemble malgré les frontières visibles ou invisibles.
Hassan Yassin : Pendant le périple de la migration mais aussi après, au début de l’exil, on vit dans la plus grande précarité. On est donc tout le temps en quête d’abris, de refuges, oui. Et, à mon arrivée en France, alors que je n’avais rien, je continuais à écrire comme je le faisais au Soudan, mais sur d’autres sujets, comme je l’ai dit. Face aux mauvaises pensées, à la tristesse ou à la colère, cela m’a aidé. En ce sens, on peut dire que, malgré l’absence de protections, de ressources ou de secours matériels, l’écriture se fait refuge.
