Écriture poétique des eaux, traversées et migrations

Entretien avec Sylvie Kandé

Plan

Texte

Cet entretien a bénéficié du soutien de la Fédération de Recherches Eau, environnement et territoires.

Sylvie Kandé est une poétesse franco-sénégalaise, qui vit à New York où elle enseigne l’histoire africaine et la littérature francophone à la State University of New York. Membre du PEN America, elle est l’une des premières auteures à être publiées chez Gallimard dans la collection « Continents Noirs ». Elle obtient notamment le prix Louise-Labé en 2017 pour son recueil Gestuaire (nrf), mais aussi le prix Lucienne Gracia-Vincent pour La Quête infinie de l’autre rive. Épopée en trois chants.

Son premier recueil en prose poétique, Lagon, lagunes est paru en 2000 : il est sous-titré tableau de mémoire et esquisse une mémoire en marge de l’histoire officielle et dominante. À ce sujet, Édouard Glissant écrit : « Texte métis que voici là, qui nous porte au bord de ce qui nous tente : l’emmêlement, la saoulerie de n’avoir plus à exclure, oui, enfin, ce vertige-là1. » Le métissage et l’emmêlement de différentes mémoires et différents langages se retrouvent dans son deuxième recueil, La Quête infinie de l’autre rive, paru en 2011. Dans cette épopée, Sylvie Kandé superpose différentes époques à travers trois traversées depuis l’Afrique de l’Ouest vers une autre rive, une rive inconnue pour celles et ceux qui prennent le large. Les deux premiers chants retracent la traversée d’Aboubakar II et du peuple mandingue qui rêvaient de conquérir l’autre rive de l’Atlantique au début du xive siècle, soit un siècle avant Christophe Colomb. L’équipage embrasse deux destins distincts et successifs : dans le premier chant, il sombre au fond de l’Atlantique ; dans le second, il accoste en Amérique, dans une sorte de contre-histoire postcoloniale. Enfin, le troisième chant fait dialoguer les migrations du xive siècle avec celles de migrants et migrantes de l’époque contemporaine en Méditerranée. Le même effet d’écho marque le recueil Gestuaire, paru en 2016, où chaque poème restaure la mémoire d’un geste à travers une polyphonie et un tressage des époques et des langues. Cet entretien se propose d’explorer la place des eaux et des traversées dans l’œuvre de Sylvie Kandé, des motifs qui permettent de saisir le tissage interculturel et interlinguistique à travers lequel la poétesse retrace l’expérience des migrations maritimes africaines.

Mémoire, témoignage et migration : polyphonie et littérature-refuge

Vous êtes à la fois poétesse et historienne2. Dans La Quête infinie de l’autre rive, vous mobilisez des sources historiques et vous définissez également votre recueil Lagons, lagunes comme un « tableau de mémoire ». Comment votre travail de documentation historique nourrit-il votre écriture poétique ? Concevez-vous votre œuvre comme un espace mémoriel ?

SK : Alors que la poésie m’est en quelque sorte advenue, à la fois comme attitude au monde et comme mode d’expression, j’ai bifurqué intentionnellement des lettres classiques vers l’histoire. Les tensions sociales qui ont marqué mon enfance en banlieue parisienne m’ont incitée à tenter de comprendre, au travers de l’histoire de l’Afrique, les représentations que la société se faisait de ma personne, projetait sur moi, et à choisir la meilleure manière d’intégrer ce regard dans ma propre construction identitaire. Comme l’a montré le sociologue Georg Simmel, représentations sociales et récit de soi sont interdépendants : il n’y a donc jamais eu pour moi de clivage entre histoire et fiction.

À la fin des années 1990, lorsque j’ai commencé à écrire, littérature et histoire paraissaient encore diamétralement opposées dans leurs buts, leurs méthodologies et surtout leur rapport à la vérité. Leur juxtaposition, leur amalgame n’étaient pas reconnus dans le monde académique. Progressivement, les historiens ont inclus avec une réserve moindre des textes littéraires dans leurs analyses, à la suite des travaux pionniers d’un Hayden White, qui, dès les années 1970, annonçaient le courant narrativiste en histoire. Récemment traduits en français3, ces textes éclairent ceux d’Ivan Jablonka et de Patrick Boucheron sur le rôle de l’imagination historique, la mise en intrigue de l’histoire, sa mise en écriture également : bien écrire, proposent ces historiens, fait advenir la science historique.

Avec la prose poétique et l’épique, j’ai trouvé le biais le plus propre à dépasser les vieilles querelles disciplinaires. Il me semble aussi qu’il y a une véritable poésie de l’archive, une poésie du fait, à tout le moins un halo hallucinant autour des faits, des dates, voire des chiffres – je pense au calcul des vies perdues en mer que fait le diabolique Général qui observe en jubilant les migrations malheureuses dans Bruits d’eaux. La plage de Daura de Marco Martinelli4. Quant au personnage d’Aboubakar II, au cœur de La Quête infinie de l’autre rive, il nous est connu par un rapport sur l’entretien qu’aurait eu le gouverneur du Caire avec Mansa Musa lors de son pèlerinage à la Mecque en 13255. Or ce document singulier, s’il ne garantit pas la véracité de ces expéditions qui auraient provoqué une vacance du pouvoir dans l’empire du Mali, ne peut pourtant pas être passé sous silence, d’autant que l’existence de Mansa Musa, elle, est attestée historiquement. C’est là le type d’archives qui, par leurs lacunes et circulations, me sollicite au plus haut point.

Et quelle extase que de lire cette glose de Mansa Musa sur son accession au trône : « Mon prédécesseur se refusait à croire qu’il n’y avait rien au-delà de l’horizon » ! Au travers (et en dépit) des transpositions, des traductions et des siècles, cette phrase a gardé une force bouleversante. La Quête infinie de l’autre rive accueille cet instant d’énonciation poétique, l’amplifie, et se fait effectivement espace mémoriel, tombeau, de quelque chose qui n’a sans doute pas existé mais contient les fragments d’une vérité qui permet de saisir l’élan poétique des migrations contemporaines.

Votre œuvre adopte souvent une écriture polyphonique, mêlant les voix anonymes et singulières de celles et ceux qui entreprennent la traversée. À ce sujet, vous écrivez dans Lagon, lagunes : « Où placer juste ma voix ? Penser à la troisième personne : elle donne de l’audace et un certain mystère6. » Comment cette diversité de voix et de points de vue, que ce soit en termes d’âge, de genre, de profession et de rêves, s’inscrit-elle dans ce qu’on appelle la « littérature-refuge7 », à la croisée du documentaire et de la mémoire vivante ? Est-ce pour vous une manière de faire entendre des voix oubliées, négligées voire étouffées ?

SK : J’ai parfois défini ma poésie comme symboliste – à une nuance près : je n’admets pas cette notion surplombante du poète-prophète qui entreverrait la vérité totale du monde et la révèlerait aux non-initié·e·s. L’écriture polyphonique que j’invente, les interventions de locuteur·rice·s, parfois anonymes, les interjections ou encore les citations introduisent dialogue, concert ou discorde dans le poème, contre la tentation d’une instance narratrice omnisciente ou assourdissante.

Cette instance suspecte n’est pas remplacée par un échantillon de voix d’égale pertinence : mon engagement, c’est de présenter un point de vue, un parti-pris qui organise la matière pour faire voir autrement, sans pour autant chercher à emporter la conviction des lecteur·rice·s. Certaines de ces voix sont d’une outrance telle qu’elles vont entraîner, je l’espère, un mouvement de distanciation à la lecture ; d’autres, qui disent mieux les espoirs, les travaux ou les triomphes des voyageurs que je n’aurais pu le faire avant de leur avoir prêté l’attention qu’elles méritent, sont présentées dans le poème comme ces bijoux dont la brillance se voit mieux, une fois logée dans l’écrin.

On trouve un exemple de cette technique au Chant I de La Quête infinie de l’autre rive. La griotte8, Maninyan, que j’ai placée, contre toute vraisemblance sociologique, aux côtés d’Aboubakar II, dans la barque impériale, s’est rebellée contre le refus des griots d’accompagner l’expédition et surtout de la célébrer. Sa présence m’a permis de résoudre partiellement la question du silence de la tradition orale à propos d’Aboubakar II. Qu’il n’y ait aucune trace de lui dans les épopées, chants d’éloge ou chants de chasseurs malinkés signifie soit que ces expéditions n’ont pas eu lieu, soit qu’elles mettaient à mal l’ordre social : dans ce dernier cas, les griots auraient puni l’empereur pour son hubris en l’effaçant des généalogies. Le passage suivant reflète la vivacité de ces débats historiographiques :

La Maninyan interrompt cette aigreur d’un hurlement :
Ôte de moi ta bouche vieillard et écoute
Ignorerais-tu qu’à l’annonce de ce voyage
nos fina et nos djeli en leurs conciliabules
se sont prononcés pour l’amnésie… Quel outrage
firent-ils Un Mansa jamais ne capitule
laissant à un régent le soin de sa concession […]
Pour nous la cause est entendue
Elle l’est Pas un mot de plus
C’est bien Moussa à la large dextre
qui succèdera à Niani Mamadou l’augure
lequel a succédé au bon Ko Mamadi
Mer et mépris priveront de sépulture
ce songe creux ce rebelle
dont l’hypothétique existence
s’évoquera mieux au conditionnel9

La « littérature-refuge », superbe concept, s’applique à une écriture qui émerge non seulement d’une fréquentation de subjectivités, mais aussi d’un partage en profondeur d’intérêts et d’émotions liées aux traumatismes de la migration. Il invite à réfléchir, comme le fait Marie José Mondzain, aux conditions de possibilité de l’hospitalité radicale et au coût du rejet dans l’inexistence de celles et ceux qui arrivent aux seuils. Car il s’agit de se déplacer, d’aller vers, d’ouvrir les portes ; d’accueillir contre la menaçante inhumanité10. Il me semble que mes trois recueils, eux aussi, accueillent, « réfugient » (j’utilise le verbe au sens actif, à la manière de María de los Ángeles Hernández Gómez11 dans son analyse de l’œuvre de Marie Cosnay). Mes poèmes amplifient des expériences de migrations douloureuses, marquées par la violence et parfois par l’échec, mais aussi par une philosophie du monde et du voyage autre que celle d’un Nicolas Bouvier. Ces voix étouffées, noyées, je les ai recueillies en lisant des récits de vie ou des projets d’accompagnement de migrants, des articles, des romans, des pièces de théâtre, entre autres le Bilal sur la route des clandestins de Fabrizio Gatti12 et Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome13. Je les ai entendues, ces voix, en fréquentant des personnes que j’appelle par leur prénom et non par la désignation collective d’immigré·e·s.

Ce « devoir de refuge » est constant dans mon travail. Lagon, lagunes se fait l’écho d’arrestations préparatoires au refoulement à la frontière qui m’ont profondément marquée14. La Quête infinie de l’autre rive est dédié à ces traversées qui rejouent, ad nauseam, l’abomination de quatre siècles de traite transatlantique – réitération tragique qui court en filigrane dans tout le poème. Et dans Gestuaire, un poème au moins est dédié aux migrant·e·s qui, à la frontière mexicaine mais aussi à Calais, se sont cousu la bouche à vif pour traduire en gestes d’acier et de sang un martyre qu’on leur interdisait de raconter :

Les grilles s’entrouvrent. Micros et caméras hérissent le seuil.
Assis en tailleur sur le ciment de la cour, eux suivent la scène d’un regard terni par l’attente.
Bouches cousues en prévision des interviews.
Point de croix15.

La « littérature-refuge » est une catégorie épistémologique qui peut rendre compte de bien des aspects de mon travail, à ceci près que ma poésie n’est pas entièrement basée sur une recherche documentaire ni sur des enquêtes de terrain. Il ne s’agit pas pour moi de faire affleurer l’émouvante parole d’individus qui expliquent leur migration, comme Marie Cosnay l’a fait avec un immense talent, notamment dans Des îles16. Pour ma part, je rassemble des documents, j’écoute, je me replonge dans des souvenirs d’exil, ceux des autres de préférence, je m’en pénètre et j’écris. C’est-à-dire que j’élague, j’excède, je sculpte, avec le souci de ne pas plagier, de ne pas faire tort, de ne pas rendre maladroitement, mais au contraire d’aller à l’essence du dit, tout en prenant la responsabilité de la vérité subjective que je propose.

Pas d’angélisme non plus dans mon travail, ou d’indulgence pour le binaire. Dans La Quête infinie de l’autre rive17, j’évoque le rôle des mères dans le projet migratoire de leurs enfants, surtout lorsqu’elles sont sous l’emprise idéologique du système polygamique. Des études sociologiques l’ont montré18, co-épouses, parentes, voisines sont parfois en compétition autour de la manne que semble représenter l’enfant parti à l’étranger. Et un naufrage ne met pas toujours fin à cette tendance à l’émulation dans l’avidité. En outre, ces bateaux des traversées d’hier et d’aujourd’hui étant des microcosmes, j’ai voulu rendre compte des choses terribles qui s’y passent – intrigues politiques, combats pour la survie, etc.

Le prix à payer pour ce type d’autorité, qui consiste à assumer en tant qu’auteure la responsabilité pour mon propos, c’est que l’éthique de la parole, mon droit de parler pour/au nom de, restent des questions irrésolues. Je suis également consciente des limites de mes interventions qui prennent la forme de poèmes et de discours d’accompagnement. Mais les tragédies liées à la migration me poignent, font partie de mes paysages internes. Elles me touchent d’autant plus qu’elles contiennent en germe un autre mode d’habiter la terre, celui dont Achille Mbembe traite dans « Penser un monde sans frontières depuis l’Afrique19 ». Impossible donc pour moi de ne pas évoquer ces scandales migratoires, même s’il serait facile d’éviter le sujet. Je conserve l’espoir que mes poèmes, La Quête infinie de l’autre rive en particulier, qui a contribué à renouveler l’intérêt pour le genre épique, transforment peu ou prou les représentations de la migration et ouvrent un espace de reconnaissance pour de nouvelles voix littéraires. Je le suggère au chant III, avec ce jeune homme qui tient son journal de bord, coûte que coûte, dans un bateau en perdition :

Un jeune long et maigre de chair
tâche de s’improviser tribun
au milieu des pleurs des râles et des prières […]
Ensemble nous pouvons gérer ce naufrage
et retourner à notre port d’attache
Regarde : toi pêcheur fils de pêcheur
ce sont les étoiles et le vent qui te boussolent
Celle-ci qu’on dit accoucheuse du ciel
sait faire tomber la pluie – nous en recueillerons l’eau
dans des poches ou encore dans cette bâche
Lui a appris à pêcher au croc et à la traîne :
des poissons nous boirons le bon jus
Aissatou ira sous l’eau calfater la carène
quant à Justin il pansera comme il faut nos blessures
Moi je continue à tenir journal de nos tribulations20

J’aimerais revenir sur la place que vous accordez aux femmes dans votre œuvre. On sait que les migrantes représentent 20 % des arrivées maritimes en Europe21 et 50 % des corps identifiés suite à des naufrages en Méditerranée22 : ces chiffres attestent d’une forte mortalité pour les femmes migrantes. Dans votre épopée en trois chants, vous retracez une « mémoire de la traversée collective au féminin23 », notamment en représentant une embarcation intégralement constituée de femmes. Nous pouvons mettre cette mémoire au féminin en dialogue avec une citation du Larousse, qui figure dans votre recueil Lagon, lagunes, et qui définit le mot « ancêtre » : [Ancêtre : le féminin est rare et n’est pas à conseiller24]. À travers votre œuvre, cherchez-vous à pallier une mémoire féminine lacunaire voire oubliée ? De plus, certaines figures féminines, comme la griotte, la jumelle du roi ou encore la figure maternelle, se distinguent par leur force mais aussi par leur rôle fédérateur. Comment avez-vous pensé la place des femmes dans la traversée, à la fois en termes de corporalité et de responsabilités communautaires ? Peut-on lire ces figures à travers la notion de care25 ?

SK : Parce que le poème tend à s’écrire par bribes, par pans entiers, j’ai trouvé dans mes barques des femmes qui exigeaient de faire partie du voyage, et je me suis mise à leur disposition. En m’attelant à reconstituer, pour les deux premiers chants de La Quête infinie de l’autre rive, une archive autour des expéditions médiévales, j’ai voulu souligner la place occupée par les femmes dans l’ordre et les représentations de la société précoloniale, avant l’avènement des religions révélées et de la colonisation. Il y a d’une part celles qui « font naufrage non en mer mais sur la terre ferme », pour reprendre votre belle expression dans « Pour une odyssée sans retour. Mémoire de la traversée collective au féminin sous la plume de Sylvie Kandé et de Julie Otsuka ». Par exemple au chant II, les interdites de voyage, celles qu’on renvoie à leurs foyers quoiqu’elles aient « toujours bien mérité du Manden26 », maudissent la mer et l’injustice du pouvoir. D’autre part, il y a celles qui s’embarquent intentionnellement vers l’inconnu. Pour mettre en valeur leur autonomie et leur franc-parler, je leur ai réservé une pirogue d’où elles invectivent les autres embarqués :

Dans la troisième pinasse
(celle des femmes)
c’est une autre coutume qui règne
Quatre d’entre elles ont plongé sous la ligne de flottaison
afin de rafistoler la carène
D’autres écopent l’eau qui monte avec des calebasses […]
C’est que malgré brèches et gerces
elle tient la vague en respect cette pirogue tierce
qui s’efforce et besogne
On y rit on y prie on y rame
On y fait moult quolibets sur les hommes
et toutes manières de chansons :
même de la mort on se gausse
et sans aucune vergogne27

Mais cet effet d’entre-soi, notion à laquelle je ne souscris pas, est amendé par la présence de la griotte dans la pirogue royale : double du souverain et sans doute substitut éphémère de l’auteure, elle est la narratrice de l’aventure. Cette femme impose son care : elle est convaincue qu’il y va de son devoir de préserver la mémoire de cet assaut contre un horizon qui limite l’imagination. Rebelle, elle use de son pouvoir de parole pour inscrire dans l’histoire, contre l’avis des griots et des fina, les sans-voix, les subalternes et le fou qui les gouverne. Sa conception du care en fait un personnage fédérateur qui encourage les mariniers à poursuivre leur effort ou à mourir dignement, en nobles fils de leur mère. Le mou au cœur du care, elle le corrige par un rappel constant du sens de l’honneur et de sa contrepartie, la honte, qui ensemble catalysent l’action.

Au chant III qui concerne les migrations contemporaines, les femmes ont une présence numériquement plus importante dans les bateaux mais leurs voix se sont tues. J’ai voulu illustrer les effets d’une colonisation qui a ôté aux femmes leur pouvoir, leurs contre-pouvoirs, leur capacité d’influencer les décisions dans la sphère publique et l’intimité. Dans cette brèche se sont engouffrés le nationalisme et les religions révélées, qui, comme la colonisation, ont activement contribué à contrôler l’agentivité des femmes. Dans ce chant, une figure féminine anonyme, nostalgique, se détache. Elle n’est pas sans ressemblance avec la « clandestine » au milieu des « clandestins » dans La Pirogue, le long métrage de Moussa Touré (2012) : découverte en pleine traversée, cette femme travestie cause grand scandale. Si ma passagère, elle, se préoccupe du bien-être de ses compagnons de voyage, c’est qu’elle a internalisé le devoir de care que la société attend de son genre ; son respect des normes ne la protègera pourtant pas d’une tentative d’assaut sur sa personne. Car, comme Marie Cosnay, dans Des îles, l’écrit : « La personne qui est partie pour parler au singulier en son nom est un corps qui n’est plus un corps, un morceau de viande28. » Doublement victimisée, cette mère qui migre est labourée dans sa chair par l’obligation qui lui a été faite d’abandonner son enfant, pour prix de son passage :

Tout à ses ondoyantes songeries
Puisque la mer n’a pas de branches
où vont donc tous ces oiseaux nicher…
elle sut au soudain tiraillement de ses seins
que son petit enfant resté en ville avait faim
Et voilà que l’angoisse vrille son ventre qui se répand
de la soie de ses cuisses à ses chevilles qui flanchent
et voilà qu’il lui faut mordre à belles dents
la chair de son cœur incontinent
sous le regard du voyou
qui secoue en bâillant
de ses ailes l’ankylose29

Langue, métissage et migration : la traversée des langues, des gestes et des arts

Votre œuvre peut être considérée comme un espace de l’entre-deux, un espace de métissage culturel et identitaire au croisement de différentes langues. Cette approche fait écho à la notion d’hybridité culturelle définie par Homi Bhabha30, qui voit la langue comme un lieu d’échanges et de reconfigurations permanentes. En quoi cette position intermédiaire vous permet-elle de penser les identités mouvantes, notamment au cours de la traversée ? Finalement, en quoi la langue française est-elle remotivée par la poésie en y intégrant des influences comme le bambara, les créoles, l’anglais mais aussi des archaïsmes ?

SK : Cette notion d’une traversée qui n’est pas que passage d’une géographie à une autre, mais bien plutôt métamorphose, évoque la thèse de l’historien Marcus Rediker dans À bord du négrier31. Il y définit les bateaux de la traite transatlantique comme ces machines flottantes qui transforment des Africain·e·s libres en « nègres esclaves » au profit d’un système capitaliste dévorateur. Dans leurs traversées contemporaines, dites clandestines, les migrant·e·s sont en proie à la même logique, puisque leur travail sous-payé, précaire, dangereux est indispensable aux économies des pays développés. Devenus « travailleur·se·s sans papiers », ils exercent néanmoins leur droit au rêve en dépit des filets légaux qui l’emprisonnent et parfois y mettent fin ; en dépit aussi des exigences communautaires qui pèsent sur leur projet migratoire.

Il me semble que Glissant a eu raison d’appliquer le concept de créolisation aux séismes des rencontres des peuples dans leurs conséquences imprévisibles et perpétuellement renouvelées, faisant ainsi des brassages de langues une particularité de ces échanges inouïs entre peuples et personnes dans le monde. On constate aisément que la colonisation et l’immigration ont profondément transformé la langue française du point de vue épistémologique, sémantique, et même du point de vue de sa prononciation. L’usage de vocatifs tels que « frère » ou « mon frère » appartiennent à une philosophie ancienne ou non occidentale où la structure familiale propose le vocabulaire idoine pour toute relation affective. L’usage contemporain du « trop » est calqué du wolof où, sous la forme de « torop » ou « lool », il représente le superlatif du superlatif, et non l’excès. La langue est bel et bien poreuse à l’histoire. De la même façon, ma poésie s’alimente de la situation d’interlangue dont j’ai bénéficié en grandissant dans une famille cosmopolite où on aimait discuter des mots, des langues et des manières de dire. À New York, je vis en français et en anglais dans un milieu anglophone : cette configuration m’a permis de redécouvrir la richesse du français et c’est sans hasard que j’ai commencé à écrire de la poésie aux États-Unis.

Plus généralement, cette conscience de la diversité de langues également respectables m’a amenée au principe si bien rendu par le proverbe ibo qu’affectionnait Chinua Achebe : « Là où il y a une chose, là en est une autre. » Mon travail est en effet du côté de l’analogie, de la juxtaposition, de la mise en relation textuelle et linguistique. La poésie, ses jeux sophistiqués avec les mots et la syntaxe, sa manière de déchiffrer le monde ouvrent l’imagination à des possibles insoupçonnés. Là où le mot semble usé, on peut le repolir ; là où il n’y a pas encore de concept, on peut en inventer. Ainsi les modernistes ont-ils donné droit de cité en poésie à des termes jusqu’alors considérés comme laids ou irrecevables (« transsibérien », « usine », « tramways », etc.) et, de proche en proche, à toute une époque et même à ses mal-aimés ; Senghor et Césaire ont fait entrer le mot « Négritude » au dictionnaire.

En littérature, pour construire une temporalité ou un paysage, il n’y a souvent que des mots, il y a en fait toujours des mots. Pour ma part, j’ai puisé dans l’ancien français, et plus encore dans le français des seizième et dix-septième siècles pour traduire ma vision du Mali médiéval. J’ai extrait des langues locales des termes comme « bolon » ou « ngoni » pour évoquer des instruments spécifiques à l’aire malinké/mandé, mais avant tout pour des raisons formelles : leur usage importait à ma manière de sculpter le vers. J’ai détourné des proverbes et créé des néologismes. J’ai employé l’argot pour signaler que les politiques d’exclusion incitent des individus expulsés d’Europe à tenter à plusieurs reprises ces périlleuses traversées afin de retrouver leurs familles, leur statut, leur chez-soi, leur langage en Occident. Enfin, au lieu de recourir au vocabulaire conventionnel sur l’Afrique (huttes, chefs, villages, etc.), j’ai joué avec les codes : le terme « baron » par exemple, appliqué à l’aristocratie qui entoure Aboubakar II, fait se lever tout un paysage social libéré des marqueurs sémantiques minorisants de l’altérité.

Bien sûr, une part importante de mon travail a consisté à trouver ou inventer « les mots de la mer », les métaphores qui rendent son immensité, ses terrifiantes humeurs et son extraordinaire beauté. Le tout début du chant II illustre bien cet effort.

Dans La Quête infinie de l’autre rive, vous proposez un renouvellement de l’épopée en faisant fusionner poésie, récit et oralité dans une forme d’« esthétique traversière32 », ce qui abolit les frontières génériques. Dans un entretien, vous avez déclaré écrire des poèmes « lisibles à haute voix, avec le souffle que demande le phrasé ou le contenu, avec l’émotion que les vers font surgir33 ». En quoi cette hybridation formelle et cette dimension orale vous permettent-elles de réinventer l’épopée ?

SK : J’ai défini La Quête infinie de l’autre rive comme une « épopée en trois chants », parfois comme un poème néo-épique : cette dénomination générique est l’aboutissement d’un bras de fer entre le poème en train de s’écrire et ma volonté d’« autorer », si j’ose dire, l’ensemble. De longues négociations ont eu lieu, car j’ai un sens aigu de ma responsabilité quant aux lectures qui seront faites de mes textes.

La sociopoétique se préoccupe, non sans raison, de l’amont dans le processus d’écriture et moins peut-être de la réception, ce moment anticipé par l’écrivain·e en train d’écrire. Or j’avais à l’esprit, en écrivant, de multiples interprétations possibles de mon texte encore inachevé et les questions ont fusé : des précautions rhétoriques sont-elles à prendre, faut-il se soucier de la captatio benevolentiae ? Où commence, où finit ma liberté d’écrire ce qui se présente à moi ? Les lecteurs venant au texte avec leur bibliothèque et leur vécu personnels, quelle responsabilité m’imputera-t-on dans ses circulations ? Il m’est vite apparu que ma première allégeance était au poème qui travaillait de son propre mouvement à se définir génériquement. Dès la première page se devinaient déjà des héros, des épreuves qualifiantes, des desseins contradictoires ; un souffle océanique animait ces esquisses – tout m’indiquait que j’étais en train d’écrire une épopée.

Et ce, peut-être malgré moi, l’épopée ayant une histoire où le nationalisme, le colonialisme le disputent au patriarcat. J’ai donc résolu de travailler à infléchir ces traits de l’épopée traditionnelle pour conférer au poème une éthique autre. Le poème allait s’ouvrir, non pas sur Aboubakar II, mais sur ses compagnons de voyage, des « subalternes » qui rament et, ce faisant, analysent leur condition, supputent leurs chances de succès. Ils seraient donc les véritables héros du voyage, les fidèles du grand visionnaire, parfois trahis, parfois abandonnés ; aux prises avec un océan dont ils ignorent tout, ils sont déterminés à « augmenter » leur nom collectif et individuel. Aboubakar, quant à lui, représenterait plutôt l’esprit du voyage, rapidement métamorphosé en figure de proue. Il est en quête de connaissance, voire de la pluie qui se fait rare ; il est converti à l’Islam, ou non ; quoi qu’il en soit, il ne cherche pas à étendre les frontières de son immense empire. Insaisissable, il m’a fallu le dépeindre comme un personnage clivé, constant seulement dans sa dépendance par rapport à des figures féminines telles que la griotte ou sa sœur jumelle qui, toutes deux, n’hésitent pas à se sacrifier pour le succès de l’expédition.

De surcroît, le Mali médiéval n’était pas une nation mais une fédération dont la capitale était mobile et les frontières ne tenaient qu’au versement de tributs annuels par des peuples vassaux. Il reste que le recrutement de ces milliers de personnes pour ces expéditions sans précédent suggère une possible coercition, un esclavage de type précolonial – toutes choses auxquelles j’ai fait allusion dans ma déconstruction de l’impulsion nationaliste inhérente à l’épopée traditionnelle.

Faire dialoguer des textes épiques occidentaux, français notamment, et de l’Ouest africain (comme mon sujet le demandait) et interroger leurs similarités m’ont permis de faire éclater le principe binaire de l’épopée. L’usage du formulaïque, c’est-à-dire l’invention d’une devise pour les personnages-clés, se retrouve dans les épopées de régions diverses. Il témoigne de cette capacité qu’a la poésie épique de plonger au cœur de l’identité du héros et d’en tirer, par l’ellipse, l’hyperbole et bien d’autres tropes, l’essence – « à la barbe fleurie », « le lion à l’arc », « vautour royal », etc.

Avant tout, j’ai voulu faire œuvre de beauté en créant un poème à la mesure, s’il se peut, de l’audacieuse imagination des embarqué·e·s, du don qu’ils font de leur personne à notre humanité, de leurs prouesses « invisibilisées ». La crête comme apogée et non-lieu est un des principes esthétiques de l’ensemble : crête de la vague qui signale le succès de qui l’atteint puis sa retombée à l’abysse ; crête du temps où le présent n’est que ligne de fuite entre un passé encore ascendant et un futur qui plonge déjà vers l’inconnu ; crête du langage où l’écrit et l’oral mêlent leurs écumes. Car l’épopée, l’étymologie du mot nous le rappelle, est le vaisseau de la parole et ce genre exige que l’écrit (le stable, l’uniforme) compose avec l’oral, le bruit et le mouvement. En lisant La Quête infinie de l’autre rive, il faut imaginer le ressac des vagues qui scande le poème.

Eau, traversée et migration : une esthétique aquatique au service du jazz et de la mémoire

Dans La Quête infinie de l’autre rive, l’océan Atlantique est plus qu’un décor : il devient un espace de passage identitaire, de perte et de construction de soi. En cela, votre œuvre semble s’inscrire dans une mémoire littéraire transatlantique en constante transformation. Comment concevez-vous cet espace atlantique propice à penser les circulations, mais aussi à relier des histoires que les frontières nationales tendent à fragmenter ? L’Atlantique peut-il être considéré comme un personnage à part entière dans votre œuvre ?

SK : Dans une petite ville proche de Salvador au Brésil, j’ai eu l’occasion d’assister à une procession en l’honneur de Iemanja, déesse de l’eau, protectrice des pêcheurs et de la maternité. Ce jour-là, une masse compacte d’offrandes fixées sur un socle – fleurs, boissons, poupées, drapeaux – avait été d’abord rassemblée à l’église puis portée sur la place du marché. Alors qu’on chantait, mangeait et dansait, cet autel s’est grossi de plus de bouquets, de plus de louanges ; arrosé de parfums, il enivrait les guêpes affolées de tout ce jaune, de tout ce bleu. En fin d’après-midi, on a hissé l’autel sur un camion qui l’a transporté sur une plage, à quelque distance. Les rites accomplis, l’offrande a été confiée à la mer, à la grâce de Iemanja.

Voilà, me suis-je dit, une puissante métaphore de la poésie, cette charge sacrée qui chemine du cœur à la tête, de la tête au ventre, avant d’être versée au gouffre. J’aime que l’offrande soit multiple – fleurs, boissons, parfums, chants, prières – mais que l’intention reste unique : honorer le divin. Ainsi le poème s’enrichit-il de lectures, de notes, d’anecdotes, de jeux, d’émotions afin d’honorer la langue qui nous unit : gardienne du temple, changerait-elle, cette langue, que tout changerait. Travaillons-y.

Ma poésie, qui célèbre et bouscule la langue, est placée sous le signe de l’eau. Lagon, lagunes parle d’eaux dormantes : ces souvenirs d’exclusions, d’enfermements dans l’obscure catégorie, comment les évacuer, sinon en poésie ? Dans Gestuaire, j’imagine la généalogie comme un puits : ancêtre et descendance sont unis par le mouvement de va-et-vient de la corde du temps. La Quête infinie de l’autre rive nous jette dans les tempêtes d’un océan longtemps innommé.

La vision que nous avons aujourd’hui de l’Atlantique est, je crois, grandement redevable à la pensée postcoloniale et décoloniale. Très longtemps, l’océan a été cet espace géographique, défini essentiellement par des considérations de zones nationales et internationales. Puis cet espace a été historicisé par des poètes tels que Glissant et Walcott qui ont porté leur regard sur les grands fonds sous-marins, peuplés d’esclaves africains déchargés au cours de la traversée transatlantique : cette vision m’a littéralement hantée lorsque j’écrivais La Quête infinie de l’autre rive. Pour sa part, Paul Gilroy a mis l’accent sur les échos sonores et musicaux qui lient les régions de l’Atlantique noir et permettent de comprendre des phénomènes historiques et artistiques, tels que les rébellions abolitionnistes ou la prégnance de l’image du bateau. Dans les dernières années, la recherche en histoire littéraire transatlantique a suivi ces pistes, tout en redonnant leur place à l’Afrique et à des régions peu étudiées comme le Brésil dans cet ensemble complexe.

Mon Atlantique est effectivement un personnage à part entière, un personnage pluriel. À la fois mâle et femelle, monstre et allié, il donne la mort aux voyageur·se·s mais porte aussi leurs espoirs. Il est l’échec et le secours qui prennent parfois l’apparence d’un même bateau (« un batrouille »), envoyé par une agence qui ressemble à s’y méprendre à Frontex s’emparer des survivants. Mon Atlantique transcende les temporalités : empereur médiéval, Aboubakar II reçoit une vision sous-marine, celle de la traite esclavagiste à venir : il s’efforcera de l’enrayer « en écrivant l’histoire autrement », en proposant son récit de traversée comme modèle alternatif à l’épopée colombienne. Les voyages des migrants d’hier et d’aujourd’hui historicisent cette immensité liquide, ils sont « la chance de la mer / de découvrir ses bornes et chacune de ses rives34 ». La langue s’en trouve transformée. Si insondable est en effet cet océan pour les embarqués qu’il leur faut de nouvelles métaphores pour l’aborder :

Paysans qui sur le tard s’étaient faits marins
ils cadencent leurs corps
pour fendre de la pointe gâtée de l’aviron
les mottes violettes de la grande savane salée
que nul sillon ne marque
où nulle semence ne lève
(Mais à dire la mer
peu siéraient les mots de la terre35)

Votre écriture semble traversée par une musicalité fluide, comme bercée au rythme des eaux. Le jazz et le blues, en particulier, jouent un rôle important dans votre écriture, notamment dans votre recueil Lagon, lagunes36. En quoi ces musiques influencent-elles votre manière d’écrire la traversée ?

SK : Le jazz relève par excellence d’une musique du Tout-Monde et il s’est imposé comme musique classique de l’Amérique et de l’humanité en ses mélanges. Toute une histoire le rattache justement au monde atlantique, à l’Afrique et la Caraïbe notamment, et je n’ai pu que m’y intéresser avec passion. J’avais d’ailleurs écrit, avant Lagon, lagunes, un article sur la relation entre jazz et littérature francophone, où Matisse figurait en bonne place. Depuis, j’ai participé à plusieurs anthologies dirigées par Franck Médioni et j’ai traduit des poèmes jazziques ou des textes sur le jazz, ceux de Malik Ameer Crumpler ou d’Amiri Baraka, par exemple.

Dans le jazz, il y a une combinaison extraordinaire entre le sérieux du son, la détermination des musicien·ne·s à aller jusqu’au bout d’une pensée et l’ouverture à tout ce qui traverse l’époque, les bruits notamment : les roulements du train, ses sifflements, le vacarme urbain sont incorporés à la musique même, au défi des conventions artistiques. Jovialité et conscience politique, dérision et autodérision, harmonie, rugosité et improvisation – réelle ou feinte – président au spectacle. Cette combinaison m’invitait à créer une cadence poétique qui célèbre le rythme et son effondrement : je mêle ainsi vers courts et prose, alexandrins et faux alexandrins ; j’interromps une envolée au vocabulaire soutenu par des emprunts à l’arrière-langue ; j’aime, j’évite la redite et vise le syncopé.

J’ai tout gardé.
même [the mood for darkness and jazz]
J’ai tout gardé, I say
sauf la pierre de son nom que j’ai laissée couler dans le tréfonds du fleuve
Un parfum, c’est un fleuve ancien qui charrie sans histoire son mascaret de nouvelles défroques.
Car sachez-le, sachez-le bien :
dans ma mémoire mille fleuves serpentent, et vos visages, comme autant d’écailles, scintillent sur leurs anneaux d’argent37.

Dans Lagon, lagunes38, le lukasa devient le support de la mémoire, une mémoire dans laquelle on se perd mais qui reste un repère, à travers le tressage de différents lieux. Vous comparez notamment les souvenirs à des lagunes, et votre mémoire à « mille fleuves » : vous serait-il possible de revenir sur ces motifs aquatiques des fleuves et des lagunes dans votre œuvre ?

SK : Le lukasa c’est un objet mnémotechnique luba qui, à l’aide de coquillages, de perles, d’éclats de bois et de verre permet, à celles et ceux qui maîtrisent la lecture tactile, de réciter des généalogies, de reconstituer des parcours individuels. Avec le lukasa, on se souvient par le toucher, le décryptage des proximités et des couleurs. Ce principe est au centre de Lagon, lagunes : dans ce recueil, j’ai mis en relief des épisodes vécus ou des événements de lecture, représentatifs de mes itinéraires. En incluant des citations entre crochets dans mon texte, je laissais voir le travail d’écriture, en particulier l’irruption, alors que j’écrivais, d’extraits de poèmes, des fragments de prose lus qui venaient nourrir ma matière. Julia Kristeva a bien décrit ce phénomène d’innutrition – tout texte se construit comme une mosaïque de citations.

Le titre du recueil est inspiré par un vers du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire qui joue sur les paronymes « lagunes » et « lacunes » : « dans ma mémoire sont des lagunes ». Ces épisodes douloureux, édifiants, que j’avais laissés stagner quelque part dans mon souvenir, il me revenait de les ramener à la lumière dans le but de combler les lacunes, l’impensé d’un discours national autour du métissage. Il me semble que mon recueil, qui accompagnait la conférence internationale que j’avais organisée à NYU sur le même thème39, a fait quelque peu bouger les lignes dans ce domaine.

L’aventure poétique est traversière, elle peut s’échouer, se fourvoyer, se perdre corps et biens, mais aussi se remettre à flot puisque « tout coule », dit Héraclite. Avant d’écrire la postface de Lagon, lagunes, Édouard Glissant m’a fait promettre que je continuerai à écrire : c’est là mon compas, mon astrolabe.

1 Édouard Glissant, « Postface », dans Sylvie Kandé, Lagon, lagunes. Tableau de mémoire, Paris, Gallimard, « Continents Noirs », 2000, p. 76.

2 Sylvie Kandé a contribué à l’Histoire générale de l’Afrique noire pour l’UNESCO, à partir de son essai sur les Créoles/Krio de Sierra Leone. Son

3 Hayden White, L’histoire s’écrit, textes traduits et présentés par Philippe Carrard, Paris, Éditions de la Sorbonne, « Libre cours », 2017.

4 Marco Martinelli, Bruits d’eaux. La plage de Daura, Manage, Lansman, 2015.

5 Dans son « Avant-Propos » à La Quête infinie de l’autre rive, Sylvie Kandé adapte quant à elle un extrait du Masalik al-absar fi mamalik al-amsar

6 Sylvie Kandé, Lagon, lagunes, Paris, op. cit., p. 12.

7 María de los Ángeles Hernández Gómez, Catherine Milkovitch-Rioux et Nathalie Vincent-Munnia, « Réfugier en littérature. Histoire(s) et mémoire(s) du

8 En Afrique de l’Ouest, les griots et les griottes constituent une caste de poètes musiciens chantant les louanges de personnages héroïques.

9 Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive. Épopée en trois chants, Paris, Gallimard, 2011, p. 25-26. © Éditions Gallimard. Tous les droits d’

10 Guillaume Le Blanc, Fabienne Brugère, La Fin de l’hospitalité : Lampedusa, Lesbos, Calais… jusqu’où irons‑nous ?, Paris, Flammarion, 2017.

11 María de los Ángeles Hernández Gómez, « Pour une éthique de la parole dans la “littérature-refuge” : l’écriture impliquée de Marie Cosnay »

12 Fabrizio Gatti, Bilal sur la route des clandestins, Paris, Liana Levi, 2008.

13 Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Anne Carrière, 2003.

14 Sylvie Kandé, Lagon, lagunes, op. cit., p. 39-40.

15 Sylvie Kandé, Gestuaire, Paris, Gallimard, « Blanche », 2016, p. 102.

16 Marie Cosnay, Des îles (Lesbos 2020 – Canaries 2021), Paris, éditions de l’Ogre, 2021.

17 Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive, op. cit., p. 97-98.

18 « Enjeux de l’émigration au Sénégal », Les Cahiers de l’Alternance, n11, décembre 2007, p. 59-60.

19 Achille Mbembe et Françoise Bahoken, « Penser un monde sans frontières depuis l’Afrique », in Atlas des migrations dans le monde. Libertés de

20 Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive, op. cit., p. 102-103.

21 Selon l’Organisation internationale pour les migrations.

22 Camille Schmoll, Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, Paris, La Découverte, 2020, p. 9.

23 Oriane Chevalier, « Pour une odyssée sans retour : Mémoire de la traversée collective au féminin sous la plume de Sylvie Kandé et de Julie Otsuka »

24 Sylvie Kandé, Lagon, lagunes, op. cit., p. 27.

25 Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au xxie siècle, Paris, Éditions Corti, « Les Essais », 2017, p. 10.

26 Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive, op. cit., p. 50.

27 Ibid., p. 26-27.

28 Marie Cosnay, Des îles, op. cit., p. 185.

29 Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive, op. cit., p. 91-92.

30 Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007.

31 Marcus Rediker, À bord du négrier : Une histoire atlantique de la traite, traduit par Aurélien Blanchard, Paris, Seuil, 2013.

32 David N’Goran, « Travers et traversée du monde : une lecture de Lagon, lagunes, tableau de mémoire de Sylvie Kandé », Revue de l’Université de

33 Elara Bertho, « Entretien avec Sylvie Kandé : Le poème comme geste », Diacritik, 13 mars 2017 [En ligne] URL : https://diacritik.com/2017/03/13/

34 Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre, op. cit., p. 24.

35 Ibid., p. 17-18.

36 L’exergue du recueil est un hommage à Helio Orovio (« The Cord between the Fingers »).

37 Sylvie Kandé, Lagon, lagunes, op. cit., p. 49.

38 Ibid., p. 65-66.

39 Sylvie Kandé, Discours sur le métissage, identités métisses. En quête d’Ariel, Paris, L’Harmattan, 1999.

Notes

1 Édouard Glissant, « Postface », dans Sylvie Kandé, Lagon, lagunes. Tableau de mémoire, Paris, Gallimard, « Continents Noirs », 2000, p. 76.

2 Sylvie Kandé a contribué à l’Histoire générale de l’Afrique noire pour l’UNESCO, à partir de son essai sur les Créoles/Krio de Sierra Leone. Son essai sur la dimension française de la traite esclavagiste transatlantique est paru dans le Routledge Handbook of French History (2024). Elle a également dirigé Discours sur le métissage, identités métisses. En quête d’Ariel, publié chez L’Harmattan en 1999, et publié de nombreux essais sur le métissage, l’hybridité, les migrations en littérature et au cinéma. Enfin, elle est intervenue aux Nations unies dans le cadre du Outreach Programme on Slavery & the Transatlantic Slave Trade ainsi qu’au Musée des Civilisations noires de Dakar.

3 Hayden White, L’histoire s’écrit, textes traduits et présentés par Philippe Carrard, Paris, Éditions de la Sorbonne, « Libre cours », 2017.

4 Marco Martinelli, Bruits d’eaux. La plage de Daura, Manage, Lansman, 2015.

5 Dans son « Avant-Propos » à La Quête infinie de l’autre rive, Sylvie Kandé adapte quant à elle un extrait du Masalik al-absar fi mamalik al-amsar qui rapporte la parole de Mansa Musa, souverain de l’empire du Mali au xive siècle. Cet ouvrage a été rédigé par Ibn Fadlallah al-Umari (1301-1349), un historien arabe né à Damas qui a rencontré l’empereur du Mali, Mansa Moussa, au Caire. Dans cet extrait, Mansa Musa explique que son prédécesseur, Aboubakar II, avait souhaité « découvrir l’extrême limite de l’Océan » (Kandé 2011, p. 13) et s’était donc embarqué, accompagné de toute sa cour et de deux mille bateaux, pour une traversée sans retour.

6 Sylvie Kandé, Lagon, lagunes, Paris, op. cit., p. 12.

7 María de los Ángeles Hernández Gómez, Catherine Milkovitch-Rioux et Nathalie Vincent-Munnia, « Réfugier en littérature. Histoire(s) et mémoire(s) du temps présent », in Mémoire(s), valeurs et transmission, Florence Faberon, Corinne Benestroff et Arnaud Paturet (dir.), Clermont-Ferrand, Réseau de Recherches sur la cohésion sociale, 2024, p. 147-159.

8 En Afrique de l’Ouest, les griots et les griottes constituent une caste de poètes musiciens chantant les louanges de personnages héroïques.

9 Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive. Épopée en trois chants, Paris, Gallimard, 2011, p. 25-26. © Éditions Gallimard. Tous les droits d’auteur de ce texte et des textes publiés dans la suite de l’entretien sont réservés. Sauf autorisation, toute utilisation de ceux-ci autre que la consultation individuelle et privée est interdite.

10 Guillaume Le Blanc, Fabienne Brugère, La Fin de l’hospitalité : Lampedusa, Lesbos, Calais… jusqu’où irons‑nous ?, Paris, Flammarion, 2017.

11 María de los Ángeles Hernández Gómez, « Pour une éthique de la parole dans la “littérature-refuge” : l’écriture impliquée de Marie Cosnay », Caietele Echinox vol. 45, 2023, p. 356-370 [En ligne] DOI : http://www.doi.org/10.24193/cechinox.2023.45.25.

12 Fabrizio Gatti, Bilal sur la route des clandestins, Paris, Liana Levi, 2008.

13 Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Anne Carrière, 2003.

14 Sylvie Kandé, Lagon, lagunes, op. cit., p. 39-40.

15 Sylvie Kandé, Gestuaire, Paris, Gallimard, « Blanche », 2016, p. 102.

16 Marie Cosnay, Des îles (Lesbos 2020 – Canaries 2021), Paris, éditions de l’Ogre, 2021.

17 Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive, op. cit., p. 97-98.

18 « Enjeux de l’émigration au Sénégal », Les Cahiers de l’Alternance, n11, décembre 2007, p. 59-60.

19 Achille Mbembe et Françoise Bahoken, « Penser un monde sans frontières depuis l’Afrique », in Atlas des migrations dans le monde. Libertés de circulation, frontières et inégalités, Migreurop et Sara Casella Colombeau (dir.), Paris, Armand Colin, 2022, p. 144-147 [En ligne] DOI : https:/doi.org/10.3917/arco.migre.2022.01.0144.

20 Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive, op. cit., p. 102-103.

21 Selon l’Organisation internationale pour les migrations.

22 Camille Schmoll, Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, Paris, La Découverte, 2020, p. 9.

23 Oriane Chevalier, « Pour une odyssée sans retour : Mémoire de la traversée collective au féminin sous la plume de Sylvie Kandé et de Julie Otsuka », Scritture Migranti, no°17, 2023, p. 25-47 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.6092/issn.2035-7141/18976.

24 Sylvie Kandé, Lagon, lagunes, op. cit., p. 27.

25 Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au xxie siècle, Paris, Éditions Corti, « Les Essais », 2017, p. 10.

26 Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive, op. cit., p. 50.

27 Ibid., p. 26-27.

28 Marie Cosnay, Des îles, op. cit., p. 185.

29 Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive, op. cit., p. 91-92.

30 Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007.

31 Marcus Rediker, À bord du négrier : Une histoire atlantique de la traite, traduit par Aurélien Blanchard, Paris, Seuil, 2013.

32 David N’Goran, « Travers et traversée du monde : une lecture de Lagon, lagunes, tableau de mémoire de Sylvie Kandé », Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, n° 1, 2006, p. 183‑201 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.7202/016719ar.

33 Elara Bertho, « Entretien avec Sylvie Kandé : Le poème comme geste », Diacritik, 13 mars 2017 [En ligne] URL : https://diacritik.com/2017/03/13/entretien-avec-sylvie-kande-le-poeme-comme-geste.

34 Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre, op. cit., p. 24.

35 Ibid., p. 17-18.

36 L’exergue du recueil est un hommage à Helio Orovio (« The Cord between the Fingers »).

37 Sylvie Kandé, Lagon, lagunes, op. cit., p. 49.

38 Ibid., p. 65-66.

39 Sylvie Kandé, Discours sur le métissage, identités métisses. En quête d’Ariel, Paris, L’Harmattan, 1999.

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Référence électronique

Oriane CHEVALIER, « Écriture poétique des eaux, traversées et migrations », Sociopoétiques [En ligne], 10 | 2025, mis en ligne le 08 décembre 2025, consulté le 17 décembre 2025. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=2619

Auteur

Oriane CHEVALIER

CELIS, Université Clermont Auvergne

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