Dans un numéro de « sociopoétique » consacré aux mythes littéraires, il était naturel d’inviter Sylvie Germain, puisque son œuvre répond aux trois questions qui se posent ici : une poétique qui s’empare aussi bien du mythe – ou des légendes – pour parler de la violence de l’histoire ou de la brutalité de la société. Les récits ont en effet souvent pour contexte les guerres, la famille, l’enfance douloureuse. Comment le mythe permet-il alors d’inscrire dans l’écriture les représentations sociales qui en émanent ?
L’entretien, réalisé en 2015, s’appuyait sur le livre de Sylvie Germain qui était alors le plus récent : Petites scènes capitales. Or ce récit peut être considéré comme un concentré, ou une épure, de l’œuvre édifiée au cours des trois dernières décennies : comme si, « capitales », ces scènes entendaient pointer l’essentiel, le « primordial », le « fondamental » c’est-à-dire ce qui fonde : désigneraient-elles indirectement la matrice ou la genèse de l’œuvre, toujours sous forme fictionnelle, donc inassignables à de l’autobiographique ?
SC : Quelles sont vos figures mythiques de prédilection ? Sont-elles premières par rapport à l’écriture, ou bien surgissent-elles à mesure que le livre s’écrit ?
SG : Déjà, les admirables récits que sont La Théogonie d’Hésiode, L’Iliade et L’Odyssée d’Homère, Les Métamorphoses d’Ovide. Mais aussi des récits de la mythologie scandinave, dont l’Edda et le Kalevala, ainsi que les sagas islandaises, textes que j’ai découverts plus tard. Je dois également mentionner les récits de chamanisme, surtout sibériens. Par-delà leurs différences, qui sont grandes, se retrouve l’intuition d’une relation profonde entre tous les vivants, et un sens aigu de « justice-châtiment » frappant les humains coupables d’actions mauvaises, d’excès d’orgueil et de violence. Ainsi la Némésis grecque qui personnifie la justice distributive et la marche du destin, et censée rétablir la loi – sans cesse transgressée – de l’équilibre et de l’harmonie dans le monde.
Parmi les grandes figures de la mythologie grecque, je retiens particulièrement celles d’Antigone, de Perséphone, de la nymphe Écho, d’Icare, de Prométhée, du Minotaure, d’Hermès, des Gorgones, du Sphinx, et par excellence celle d’Orphée. Mais cette liste est trop rapide et superficielle pour faire beaucoup de sens.
Ces figures ne sont pas « premières » par rapport à l’écriture – dans la mesure où je ne pars jamais d’une idée ou d’une figure précises, je commence chaque livre sans trop savoir où je vais. Les personnages et les événements s’improvisent à mesure, et les réminiscences de héros (positifs ou négatifs) de la mythologie, mais aussi de contes et de légendes, ou venus de la littérature, ou encore de la Bible, surgissent en chemin, de façon plus ou moins consciente. Nous portons tous dans les replis de notre mémoire de nombreuses bribes de textes, de récits, des échos plus ou moins vifs de lectures passées.
SC : Est-ce que ce recours au mythe et aux légendes (encore dans les « petites scènes » avec Dioscore, Bilboc…) est un choix esthétique, orientant l’écriture résolument vers l’imaginaire, ou bien est-ce un moyen de faire sinon une enquête sociologique à votre manière, au moins de traiter d’une réalité (historique, sociale) contemporaine ?
Ce n’est pas « un choix esthétique » ; je peux même dire que ce n’est pas vraiment un choix, puisque ce recours aux mythes n’est pas toujours conscient, comme je viens de le signaler. Si des mythes, ou des contes, ou des passages bibliques font de-ci de-là émergence dans mes romans, c’est qu’ils conviennent au contexte, qu’ils s’y font instructifs, pertinents. Les grands mythes ont une dimension intemporelle – et cela leur donne une force toujours neuve, actuelle. Ils peuvent en effet très bien « illustrer », éclairer l’actualité, siècle après siècle. Parce qu’en vérité l’Histoire se répète sans cesse sous des dehors de nouveautés ; une guerre éclate sitôt une autre achevée, ou plutôt les guerres n’en finissent pas de s’enchaîner, elles se génèrent les unes les autres. La violence humaine, sa folie, ses fureurs, ses passions, ne changent que d’aspect, elles renouvellent leur mise en scène, leurs moyens de destruction, mais au fond, la dynamique et le processus sont toujours les mêmes. Les grands mythes sont perpétuellement contemporains. Il en va pareillement avec les figures de bonté, de bienveillance, de droiture… mais celles-ci semblent moins inspirer les humains. Orphée, le chantre merveilleux capable d’apaiser les bêtes sauvages et d’émouvoir pierres et rochers, capable même d’attendrir le maître de la mort, finit déchiqueté par les Ménades en furie. Presque toujours, « ce sont les violents qui s’emparent du royaume », tant « des cieux » que de la terre.
SC : Quels seraient les mythes les plus appropriés pour dire le monde présent ?
SG : Dans toutes les mythologies il y a des conflits, des drames de jalousie, de rivalité, des guerres, des destructions… le choix est donc vaste pour illustrer le monde présent ! L’un des mythes qui donne beaucoup à réfléchir sur la question de la violence, de la haine fratricide, reste celui de Caïn et Abel. Ce thème du fratricide se retrouve d’ailleurs dans de nombreux mythes et légendes – ainsi Seth noyant puis démembrant Osiris dans la mythologie égyptienne, Romulus tuant Rémus dans la mythologie romaine.
Nous en sommes toujours là : à nous entretuer, par jalousie, par orgueil et égoïsme, par refus de partager, par refus des différences. Refus de l’altérité.
SC : Je songe en particulier à ceux qui désignent la famille déchirée, monstrueuse, traumatisante, tellement obsédante dans vos œuvres, et particulièrement dans vos Petites scènes capitales.
SG : Je n’ai pas pensé à un mythe particulier en écrivant Petites scènes capitales, et pas davantage dans mes autres romans où une famille est évoquée ; ou, plus exactement, où un personnage est mis en scène au sein, ou à partir d’une famille, car vient un moment où le personnage s’en détache, s’en écarte. Dans certains de mes romans, le personnage principal est d’ailleurs « sans famille » – enfant abandonné, ou orphelin, sans connaissance de ses origines (Chanson des mal-aimants, Magnus…). Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont se constitue une personne, celle dont elle construit sa vie, et cela passe en général par une sortie hors du cocon (du creuset) familial, un éloignement, pour s’affronter au-dehors, et finalement à une solitude consentie.
Certes, le thème de la famille est très présent dans les mythes, et dans les légendes – familles souvent complexes, et redoutables dans les passions qu’elles charrient, les conflits qui les déchirent, les incestes, crimes et diverses violences qui les hantent. Il suffit de se tourner vers les dieux de l’Olympe ou de la mythologie égyptienne ! Et les grandes tragédies grecques, et les récits de l’origine du monde selon les mythologies celtes, germaniques et scandinaves, ou d’autres civilisations encore. Mais il suffit aussi de regarder les « grands » personnages de l’Histoire, les luttes à mort au sein de certaines familles royales ou de la noblesse pour accaparer le pouvoir. Il suffit même simplement de regarder autour de soi…
SC : Diriez-vous alors qu’il s’agit aussi d’une méditation intemporelle sur l’être humain, dont toute la vie procéderait par exemple de la scène familiale primitive ?
SG : Même située dans une époque, un lieu géographique et un milieu social précis, l’histoire fictionnelle d’un individu au sein d’une famille, ou se dégageant de celle-ci pour suivre sa propre voie, doit avoir une dimension plus ample que le cadre qui lui est donné par l’auteur. C’est la part de ce que vous nommez « intemporel », et que l’on peut aussi qualifier d’universel, qui, à travers des personnages singuliers, particularisés, touche les lecteurs. Nos vies procèdent en effet d’une « scène familiale primitive », autour de laquelle se constitue peu à peu une constellation d’autres « scènes capitales », petites et grandes. Et alors que « tout » semble avoir été déjà dit, écrit sur ce sujet – la famille comme origine et « biotope » des individus –, par la mythologie en premier, puis par la littérature, le théâtre, le cinéma, et également par les sciences humaines et sociales, ce sujet demeure envers et malgré tout toujours d’actualité ; une source d’inspiration, de questionnement, de polémique.
SC : Dans le paysage littéraire contemporain, on note une volonté marquée de dire le réel, par les moyens proches du documentaire. Est-ce que l’importance accordée à l’imaginaire en général, et aux mythes en particulier ne vous isole pas un peu ?
SG : Mais le recours au mythe permet justement de « dire le réel » ! De le dire en s’emparant de tout son poids de chair, de folie, de désirs enfiévrés. De le dire avec force. Les mythes sont un des modes majeurs d’auscultation et de pénétration du réel, la littérature ne fait que prendre leur relais. La littérature est en réalité l’héritière (plus ou moins fantasque, oublieuse, prodigue ou indifférente) de la mythologie qui, depuis longtemps dissociée des rites qui lui permettaient d’être vivante et opérante dans la société où elle était ancrée, a perdu sa nécessité. Mais non sa force de séduction, et surtout sa pertinence. Tout grand mythe donne profusément à penser, à réfléchir.
Quant à savoir si l’usage que je fais de l’imaginaire (qui, j’insiste, loin d’être opposé au réel, en est la chair, la sève, l’étoffe) plaît ou déplaît, cela ne me préoccupe pas. Certains lecteurs s’y retrouvent, d’autres non.
Il arrive par ailleurs que des lecteurs décèlent la trace de mythes (grecs ou bibliques le plus souvent) dans mes romans, alors que je n’y avais nullement pensé lorsque j’écrivais mon texte. Ces « traces » se sont-elles glissées dans mon écriture sans que j’en prenne conscience, sans que je l’aie voulu, sont-elles même réellement présentes, ou bien sont-elles une projection du lecteur lui-même nourri, marqué par ces mythes communs et qui croit reconnaître telle ou telle référence ? Notre imaginaire est écrit, déjà informé par un fond culturel que nous avons reçu en partage.
SC : Il existe toujours dans vos romans un moment où la violence s’apaise, les haines s’estompent, comme une réconciliation ou un pardon. Lors d’un entretien à Clermont-Ferrand1, vous avez dit que vos romans se terminaient sur un état de réconciliation avec l’humain.
SG : En effet, au terme des divers conflits, épreuves et révoltes, drames et deuils qui peuvent affecter les personnages de mes romans, un apaisement advient, la violence se dénoue, la vie reprend son cours – autrement, dans une direction que le protagoniste n’avait pas cherchée, pas même imaginée. Souvent, à la fin de mes romans, le personnage principal se retrouve démuni, meurtri, très seul, mais en un sens plus fort qu’il ne l’était au départ. C’est de ses illusions qu’il est surtout dépouillé, c’est de ses luttes, parfois vaines, qu’il est démis, et la solitude à laquelle il parvient n’est ni un rejet des autres, du monde, ni un isolement ou un enfermement, elle est sans amertume ni ressentiment. Cette solitude se fait choix et consentement, ouverture sur de l’inattendu. Le personnage découvre une autre face de la vie, plus vaste et très nue, où l’autre (autrui) a et aura toujours sa place. L’humain est à retrouver sans cesse par-delà les échecs, les chutes, les déchirements et les désenchantements ; à retrouver vaille que vaille par-delà les limites (et tout autant les rêves de démesure) qu’il se donne inconsidérément.