Le voyageur qui s’éloigne de son chez-soi et accepte volontairement de perdre ses repères est confronté à quelques impératifs : se déplacer, manger, dormir. Pour l’homme du xixe siècle, la question de la halte et du repos se pose nécessairement avec une plus grande acuité qu’aujourd’hui et, bien évidemment, différemment selon les contrées traversées. Toutes les solutions ou presque sont imaginables, à commencer par celle, la plus radicale, qui consiste à emmener avec soi un lit pour être sûr de ne pas en manquer. Il faut au préalable signaler le formidable potentiel narratif de cette question simple que se pose nécessairement celui qui part sur les chemins du monde : « où vais-je dormir ce soir ? ». Les scénarios sont multiples qui nous entraînent sur la voie du romanesque : cela va de l’auberge qui se révèle un coupe-gorge, à la célébration de la scène prototypique de l’hospitalité, en passant par les frissons ou le contentement que procure une nuit à la belle étoile… et (pourquoi pas ?) à la rencontre d’une ou d’un bel inconnu qui invite le voyageur à partager sa couche. La narration, généralement en position ancillaire dans un texte viatique massivement descriptif1, se greffe de manière assez prévisible sur les aventures du corps2 – dont celles des usages du lit qui nous disent bien des choses sur la manière de voyager et sur le voyageur lui-même. Les deux extraits qui suivent, que l’on doit à de Brosses et Rousseau, permettront de préciser rapidement le propos :
Madame Peti, très digne patronne de la case, nous fournit abondamment tout le nécessaire, excepté des rideaux de lit, qui sont regardés dans ce pays comme une superfluité condamnable. Peste ! je ne suis point assez fait aux manières de ces gens-ci, et je veux donner le luxe d’avoir un pavillon de serge grise3.
Les voyageurs, s’environnant toujours de leurs usages, de leurs habitudes, de leurs préjugés, de tous les besoins factices, ont, pour ainsi dire, une atmosphère qui les sépare des lieux où ils sont, comme d’autant de mondes différents du leur. Un Français voudrait porter avec lui toute la France […] Toujours comparant ce qu’il trouve à ce qu’il a quitté, il croit être mal quand il n’est pas de la même manière, et ne saurait dormir aux Indes si son lit n’est pas fait tout comme à Paris4.
Entre ces deux citations, il y a toute la différence de l’aristocrate qui transporte avec lui son mode de sociabilité au plébéien qui affirme une individualité irréductible et condamne les préconstruits qui déforment la vision et le jugement.
Le lit est également un marqueur d’exotisme. Il renvoie son usager à une réalité qui lui paraît d’autant plus étrangère qu’elle concerne la sphère de l’intimité : toute situation inédite, en ce moment qui devrait être celui du repli sur soi, est ressentie comme une anomalie, voire comme une atteinte à l’intégrité du sujet. Dumas, dans ses Excursions sur les bords du Rhin offre une variation sur le motif convenu de l’exiguïté des lits allemands qu’il explique par la placidité d’un peuple qui s’endort et se réveille sans avoir changé entre temps de position. Le lit devient une couchette, le sommier un sac rempli de copeaux, le drap une serviette… et l’inconfort est assuré5. Dans ses Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand nous offre une séquence cocasse au cours de laquelle il prend place dans « un lit immense, bâti en rond autour d’un poteau ». Alors que vient le sommeil, il sent la jambe de son guide se glisser contre la sienne et s’enfuit de cette « machine » pour aller dormir « au clair de lune », non sans avoir auparavant maudit « cordialement les usages de [ses] bons aïeux6 ». De telles anecdotes constituent des passages quasi obligés du récit de voyage. Elles nous disent l’importance de détails quotidiens fortement connectés à un ressenti et à une histoire personnels. Elles font également du lit un objet renvoyant métonymiquement à une culture, spatialement et historiquement située. L’expérience que le relateur consigne lorsqu’il conte les soins du coucher n’est jamais totalement anodine, pour la simple raison qu’il y voit l’un des signes de son état de voyageur et une image de la société avec laquelle il entre en contact.
L’étude de cas qui va suivre aura pour scène cet Orient qui est la destination phare des voyageurs de l’époque romantique. Cette contrée « mal définie », selon le mot de Larousse7, devient de plus en plus accessible à mesure que se développent les moyens de communication maritimes et ferroviaires : la vapeur, à partir des années 1830, va considérablement raccourcir les distances8, favoriser l’essor du tourisme et, concomitamment, la multiplication des services offerts aux voyageurs. Lors de son périple oriental, Chateaubriand passe plus de temps en mer qu’à terre9. Il quitte Paris le 13 juillet 1806 et y revient le 5 juin 1807, en visitant au pas de course Athènes, Constantinople et Jérusalem. En 1861, la première édition du guide Joanne évalue à 71 jours le tour de la Méditerranée dans sa version la plus brève10. On mesure à quel point se sont modifiées les conditions du voyage en un demi-siècle et combien il est difficile de mettre sur le même plan une pratique de masse11 et l’entreprise à bien des égards singulière (et quelquefois dangereuse) d’un auteur qui allait « chercher des images12 » pour mettre la dernière main à ses Martyrs. Pour autant, on peut tout de même faire rimer les considérations portant sur les modalités du coucher dans cette séquence éditoriale qui couvre la période 1811 (date de parution de l’Itinéraire) et 1861 (pour le guide Joanne). On y trouve en effet des notations à bien des égards similaires si on les envisage au prisme d’usages pour lesquels il n’y a pas eu de véritable saut qualitatif : après tout, les lieux où l’on dort sont restés les mêmes et se nomment campements, kans, couvents, maisons particulières ou hôtels. Au reste, les lignes qui suivent visent à mettre en regard les interactions s’établissant entre des pratiques, médiées par l’écriture, et des récits qui refigurent l’expérience – en même temps qu’ils initient des manières de faire, de voir et de sentir. Après un détour par les conseils que procure le guide, nous envisagerons donc quelques-unes des fonctions que peut revêtir le motif du lit dans les relations de voyage de la période. Elles se situent dans cette zone indécise où mise en texte et vécu interfèrent sans qu’il soit toujours possible de faire le départ, de manière sûre, entre deux logiques a priori inconciliables13 que l’écriture référentielle tente toutefois d’accorder.
Suivons le guide
Un guide est un document exceptionnel quant aux pratiques du voyage. Il donne des indications sur la manière dont on doit parcourir le territoire mais également des conseils relatifs à la collation des souvenirs : il faut amener avec soi, si l’on est un « bon » voyageur, de quoi écrire et dessiner. Il n’y a pas, en outre, de réelle solution de continuité entre le récit de voyage et le guide14 : certaines relations affichent leur prétention didactique et pillent au besoin les guides qui citent en retour les professionnels de l’écriture. Pour ces deux raisons, il n’est donc pas totalement inutile de recourir à des ouvrages qui après tout ont pleinement droit de cité dans cet ensemble un peu flou que nous nommons « littérature des voyages » et qui est loin de se limiter à des œuvres qui furent produites dans « une intention d’art ». L’Itinéraire de l’Orient de Joanne et Isambert, riche de plus de 1 100 pages imprimées sur papier « missel » pour la première édition, fut un best-seller. Ce concurrent français du Baedecker a pour ambition de recenser les connaissances géographiques, archéologiques, historiques et linguistiques sur l’Orient. Il comporte évidemment, et c’est ce qui va m’intéresser au premier chef, des renseignements indispensables au voyageur15, notamment sur la manière de se loger dans ce voyage qui n’est évidemment accessible qu’au touriste fortuné.
Venons-en au lit. Le guide déconseille d’en apporter un avec soi mais indique en revanche que certains accessoires sont indispensables pour le coucher : une couverture de laine avec sa courroie qui sert au campement pour s’étendre, un matelas, des chemises de flanelle en guise de pyjama. Pour le reste, on le trouvera sur place, en louant le nécessaire en fonction des besoins. Comme on peut s’y attendre, le lieu de la halte est déterminé en fonction de l’endroit et des opportunités de couchage qu’il offre. Lors des traversées un peu longues, on peut dormir sur le navire, plus ou moins confortablement, selon le budget dont on dispose et le type d’embarcation empruntée. À terre, on peut opter pour l’hôtel dans les villes principales de la côte16. Le service et la propreté n’y sont pas toujours irréprochables et l’on verra qu’il y a là une source inépuisable d’anecdotes qui alimenteront les relations. Les couvents accueillent également voyageurs et pèlerins, mais on y jouit d’une liberté réduite et il faut s’acquitter de sommes conséquentes17. Chez l’habitant, à moins que l’on ne soit reçu par un officiel ou un notable, l’hospitalité a également un coût et se révèle parfois pesante :
On vous cède un coin pour installer votre matelas : on y couche ordinairement pêle-mêle avec la famille grecque, qui vous observe avec une curiosité naïve, et vous obsède souvent de sa familiarité18.
Il vaut mieux, lors d’un séjour un peu long, louer une habitation. Les kans ou les caravansérails offrent seulement un abri qui se compose d’un dortoir unique et ne fournissent aucune espèce de service19. Reste la solution du campement qui est en tous points préférable dans les contrées qui ne disposent pas « d’infrastructures touristiques » :
[…] il faut alors plusieurs tentes et des chevaux que l’on loue, ou mieux que l’on achète pour les revendre plus tard avec une faible perte. On va lentement, au train des caravanes, faisant environ 30 à 40 kil. par jour. Le soir, on plante sa tente auprès d’un ruisseau ou sur quelque verte colline. On dîne avec les provisions qu’on a eu le soin d’emporter du dernier campement. Cette manière de voyager est relativement bon marché ; elle nécessite, il est vrai, quelque connaissance du langage et des coutumes du pays qu’on traverse, mais elle offre à la fois plus de sécurité, plus d’agrément, et permet au voyageur d’observer et d’apprendre, ce qui est en définitive le but qu’on se propose20.
À partir de ce dernier extrait et des considérations qui précèdent, il est possible de dresser à grands traits le portrait du voyageur idéal tel que le construit l’Itinéraire de l’Orient. Il est européen, de sexe masculin, fortuné, endurant, curieux et désireux de s’instruire dans le livre du monde. On peut supposer que cette figure doit beaucoup à des relations qui, dans la première moitié du siècle, ont offert au lecteur sédentaire des mises en scène du moi en voyage qui pimentaient un récit oscillant entre « l’aventure et l’inventaire21 ». Elle n’est toutefois pas déconnectée totalement de la réalité du voyage, même si les effets d’une mise en intrigue, fût-elle minimale, donnent au texte une coloration un peu romanesque. Les situations dont il vient d’être question fonctionnent par ailleurs comme des matrices susceptibles de se décliner en multiples scénarios que le professionnel de l’écriture se chargera d’actualiser, lui qui se soucie de plaire autant (ou plus) que d’instruire.
L’anecdote
L’anecdote est le moyen le plus efficace de se saisir des realia pour les transformer en récits susceptibles à la fois de captiver le lecteur potentiel et d’attester de la vérité de l’expérience : comme le dit le pigeon de la fable : « J’étais là ; telle chose m’avint22. » Elle peut se retourner contre le relateur car la séduction exercée par le récit peut générer maintes suspicions. Ne se laisse-t-il pas aller au plaisir de conter, celui qui nous charme par des scènes à la fois inédites et lestement saisies ? Voici, sous la plume de Dumas et Dauzats, une mémorable bataille qui se déroule autour d’un lit. Nous nous trouvons au Caire, le petit groupe de voyageurs retrouve un hôtel après une navigation sur le Nil23 :
[…] je sentis courir et sauter sur mon lit des animaux que je ne pouvais distinguer dans l’obscurité, et qui, malgré ma promptitude à les poursuivre de la main, aussitôt que je les sentais peser sur quelque partie de mon corps, m’échappaient avec une adresse et une sagacité qui dénonçaient de leur part une grande pratique de ce genre d’exercice. […] nos ennemis étaient insaisissables ; je pris le parti de faire, ma chandelle à la main, une sortie dans l’antichambre, où brûlait une lampe, et je rentrai immédiatement avec de la lumière. Cette fois, si nous n’avions pas pu toucher nos antagonistes, nous pûmes au moins les voir : c’étaient d’énormes rats, vieux et gras comme des patriarches ; à l’aspect de la chandelle allumée, ils opérèrent leur retraite dans le plus grand désordre et avec des cris d’effroi, par-dessous la porte, qui joignait le plancher à quatre pouces près. Nous nous ingéniâmes alors à qui mieux mieux pour leur fermer cette issue […]24.
Nous connaissons les talents de conteur de l’auteur des Impressions de voyages, qui accumulent de tels morceaux de bravoure. Dumas se saisit ici d’un schéma éprouvé : un lieu clos et censément à l’abri de toute intrusion devient le théâtre d’une invasion d’autant plus scandaleuse qu’elle se déroule lors du sommeil et en un moment qui devrait être par excellence inviolable. Les méchants, dans le texte de Dumas, sont les rats, et la bataille vire au bouffon. On imagine aisément, toutefois, des épisodes moins amusants, inquiétants ou tragiques25.
On pourrait en effet recenser d’autres « histoires de lit » dans le récit de voyage et l’anecdote n’est pas toujours aussi élémentaire, ou simple. Il est d’ailleurs d’autres adversaires (la maladie, la furie des éléments, les populations indigènes) qui attaquent le dormeur et pourraient transformer le « lit » en « lit de douleur » ou « lit de mort ». Dans tous les cas, cette atteinte à l’intimité revêt une violence inouïe, dans le récit de voyage comme dans la fiction. Un tel scénario est connu d’avance, même s’il est susceptible de varier en fonction de l’ethos du conteur : c’est toujours l’ennemi qui attaque par surprise et lâchement en profitant de l’abandon (bien mérité) du héros. Assassiné dans son lit : le récit rejoue sur divers registres une peur profondément ancrée dans notre imaginaire, celle d’une violence infligée à qui ne peut se défendre et s’est réfugié dans le cocon du sommeil, de l’enfance, de l’innocence retrouvée. Le lit, dans ce cas, est un objet qui, dans ces occasions particulières, est le lieu de la terreur la plus primordiale. Il est aussi ce qui permet de faire basculer l’écriture référentielle du côté de la fiction : nous reconnaissons là un schème narratif que nous savons relier à des fables qui ont su mettre des mots sur nos angoisses parmi les plus fortes.
L’aventure n’est jamais totalement absente du texte viatique même si le relateur prend ironiquement ses distances avec la figure de l’explorateur, en un temps où le voyage, tel qu’il est pratiqué par les écrivains, ne comporte que des risques contrôlés (mais bien réels26). À bien des égards, la halte nocturne est toujours une épreuve, sans cesse rejouée dès lors qu’on quitte un lieu pour un autre. Il faut trouver un « lit » et pour ce faire, poursuivre sa route, négocier le prix d’un logement, aménager un abri de fortune… afin de trouver pour un moment le repos nécessaire qui permettra de continuer le périple. Le texte est donc ponctué de séquences qui renvoient à une existence « nomade ». Elles constituent de petites « mythologies » dont est friand le lecteur sédentaire : il n’a pas de semblables préoccupations et mesure alors ce qui le sépare de cet être singulier qui a volontairement choisi d’exposer son intimité au grand dehors. Coucher sous la tente, à la belle étoile, dans un caravansérail ou dans la rue… c’est être un original, une sorte de routard avant l’heure qui accepte de rompre avec les codes de son monde (en les moquant éventuellement) – et de s’acclimater éventuellement à d’autres us et coutumes27.
L’expérience de l’altérité
Le coucher est en effet ce qui me confronte de la manière la plus immédiate à l’altérité. Je ne suis pas chez moi puisque mon lit n’est pas fait ici tout comme chez moi. Telle est la leçon que tous les voyageurs ont pu tirer de leur expérience. Il suffit d’ouvrir à peu près n’importe quel récit de voyage pour constater ce fait au demeurant attendu : alors que le jour on peut être absorbé par les monuments des hommes et de la nature au point de s’oublier, la nuit ramène à des préoccupations plus immédiates qui rappellent que l’étrangeté n’est pas seulement le fait des paysages ou des sites archéologiques. Le passage qui suit est très banal. Il figure dans la Correspondance d’Orient de Michaud et Poujoulat, fruit d’un voyage effectué en Orient en 1830 et 1831 et relaté en sept volumes.
[…] la plupart de nos compagnons avaient déjà pris le parti de coucher sur l’aire et de se faire un lit avec des gerbes de blé. Les chiens de la ferme devaient veiller pour écarter les chacals et les loups qui ne manquent pas dans un pays couvert de bois. Comme le vent du nord soufflait violemment et que la nuit était froide, Méhémet m’a fait les honneurs d’une chambre du tchiflik. On m’a conduit dans une grande salle dont la porte donnait sur la cour ; cette salle avait une cheminée, ce qui est assez rare dans ce pays, et j’y ai trouvé un grand feu allumé ; la lueur du foyer ne m’a montré dans ma chambre à coucher que les quatre murailles. Point de tapis, point de divan ; on avait étendu par terre une natte grossière ; j’ai compris que ce devait être là mon lit : comme je n’avais rien pour reposer ma tête, j’ai recommandé à Antoine de m’apporter la plus grosse pierre qu’il pourrait trouver dans la cour. Méhémet, en voyant qu’on m’apportait ce dur oreiller, a pris pitié de moi, et m’a envoyé un vieux coussin tiré du harem28.
La suite du fragment est prévisible : un prêtre arménien s’étend près du voyageur et se met à ronfler si fort qu’il couvre le bruit de la tramontane, le coussin est infesté de parasites…
Ces lignes témoignent de la difficulté à reconnaître un lit qui ne ressemble en rien à l’image qu’un Occidental peut avoir de ce meuble mais qui est tout de même ce sur quoi le voyageur va tenter de dormir et donc… un lit. Face à une telle situation, plusieurs solutions se présentent. La première consisterait à refuser une telle hospitalité et à partager le sort des compagnons de voyage. La deuxième (celle que choisit Michaud) revient à s’accommoder tant bien que mal d’un état de fait qui a malgré tout ses avantages. La troisième nécessiterait de se départir de ses représentations et habitudes pour accepter la relativité des mœurs et usages (ou même choisir de vivre en adoptant les manières de faire et de penser de l’étranger).
Ces trois postures, notons-le au passage, permettent grosso modo de caractériser trois des attitudes parmi les plus courantes des voyageurs : refus, tolérance, immersion29. Mais il faut immédiatement ajouter que cette situation est particulièrement déstabilisante : comme lieu de l’intimité, le lit paraît devoir échapper aux normes sociales et culturelles, même si c’est bien sûr loin d’être le cas. Il semble si « naturel » de disposer la nuit d’un espace si possible privé, confortable et sûr que nous oublions un peu rapidement que ces traits n’ont rien d’universel et varient selon les époques, les civilisations, les classes sociales, le sexe30. Tout voyageur est enclin à accepter que le vêtement, la cuisine, la faune et la flore, la langue, les paysages étrangers… vont le surprendre et l’obliger à adapter ses cadres de pensée. Il est fort possible que ces histoires de lits dont nous tentons ici de rendre compte fassent en revanche partie d’une forme d’impensé, pour la simple raison que le sujet a du mal à relativiser ce qui relève de la sphère de l’intimité.
Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, les espèces de lits dans lesquels couche le voyageur, lui font traverser les différentes strates de la société. Il peut également avoir l’impression de remonter le temps (en se trouvant confronté à des usages qu’il évalue comme primitifs) ou même de parcourir une bibliothèque qui lui offre des modèles différents du sien. Le moment du coucher ou du lever est pour lui l’occasion de découvrir et d’éprouver, de manière très concrète, les failles qui le séparent de son monde et qui le font parfois se retrouver autre que ce qu’il était. Ce sera l’une des leçons du Voyage en Orient de Nerval – et l’on se référera rapidement à un morceau d’anthologie de cette œuvre, sorte de poème en prose évoquant un rêve éveillé. Il a pour théâtre une chambre de la ville du Caire qui bruit des rumeurs de la ville orientale. « […] j’ouvre mes sens peu à peu aux vagues impressions d’un monde qui est la parfaite antithèse du nôtre31 », écrit l’auteur, et il se trouve, « en ce moment où la raison triomphe peu à peu des folles images du rêve32 », confronté à une étrangeté troublante et enchantée qui ne suffit pas toutefois à éclipser « Le soleil noir de la mélancolie33 ». Il serait pour le moins hasardeux d’évaluer ce passage à l’aune seulement d’une relation subjective à l’altérité. Pour autant, le texte dit aussi que c’est à l’insu du voyageur qu’advient la sensation d’un ailleurs, en cet instant où il habite un espace qu’il ressent comme sien, censément à l’abri de toute intrusion de la réalité du réel.
Le lit à l’échelle de l’univers
La tente reconstitue l’univers clos de la chambre et peut par ailleurs être pourvue de commodités, même sommaires. On y est cependant en contact avec le dehors en ce qu’elle n’isole pas le dormeur de sollicitations sensorielles diverses : bruits d’origine naturelle ou animale, senteurs variées, lueurs du feu ou des éclairs, contact avec le sol… Une tente n’est évidemment qu’une fragile protection qui a surtout pour fonction de mettre le voyageur, imparfaitement, à l’abri des intempéries. Lors du campement est donc maintenue une proximité avec l’extérieur que nos voyageurs notent évidemment. Il est rare en effet que le relateur passe sous silence ces moments au cours desquels il est confronté à des situations qui l’obligent à se départir des habitudes du sédentaire. La logique du récit appelle le relevé des différences. L’exotisme, dont le lectorat est friand, se manifeste particulièrement dans des manières d’être et de faire qui contrastent avec le quotidien de celui qui est resté sur place. L’écrivain voyageur cède fréquemment à la tentation de forger une image de soi qui l’apparente à l’aventurier, couvert de la poussière des chemins plus que de celles des livres. Mais une sorte de comble est atteint lorsque le héros choisit ou est contraint de dormir à la belle étoile, sans protection aucune, dans une sorte de négation de toute intimité.
Chateaubriand relate une telle expérience dans son Itinéraire :
Après le souper, Joseph apporta ma selle, qui me servoit ordinairement d’oreiller ; je m’enveloppai dans mon manteau, et je me couchai au bord de l’Eurotas sous un laurier. La nuit étoit si pure et si sereine, que la voie lactée formoit comme une aube réfléchie par l’eau du fleuve, et à la clarté de laquelle on auroit pu lire. Je m’endormis les yeux attachés au ciel, ayant précisément au-dessus de ma tête la belle constellation du Cygne de Léda. Je me rappelle encore le plaisir que j’éprouvois autrefois à me reposer ainsi dans les bois de l’Amérique, et surtout à me réveiller au milieu de la nuit. J’écoutois le bruit du vent dans la solitude, le bramement des daims et des cerfs, le mugissement d’une cataracte éloignée, tandis que mon bûcher à demi éteint rougissoit en dessous le feuillage des arbres. J’aimais jusqu’à la voix de l’Iroquois, lorsqu’il élevoit un cri du sein des forêts, et qu’à la clarté des étoiles, dans le silence de la nuit, il sembloit proclamer une liberté sans borne. Tout cela plaît à vingt ans, parce que la vie se suffit pour ainsi dire à elle-même, et qu’il y a dans la première jeunesse quelque chose d’inquiet et de vague qui nous porte incessamment aux chimères, ipsi sibi somma fingunt ; mais, dans un âge plus mûr, l’esprit revient à des goûts plus solides : il veut surtout se nourrir des souvenirs et des exemples de l’histoire34.
L’univers entier converge vers celui qui entre en communion avec la nature et les éléments. Il y a plus, l’attention flottante du voyageur, plongé dans cet état qui va le conduire bientôt au sommeil, favorise l’élargissement du paysage à une quatrième dimension, celle du temps qui revêt par ailleurs dans le passage plusieurs acceptions. Il est d’abord celui, anhistorique, du mythe. Lorsque Chateaubriand avait traversé le fleuve, il n’avait pas vu de cygne dans ses eaux et la vision de la constellation rémunère les défauts du monde. C’est ensuite le souvenir personnel qui est rappelé, par le biais du rappel de l’épisode américain et des chimères de la jeunesse. Puis vient enfin le temps de l’histoire, c’est le sens de la fin de l’extrait à partir de laquelle va s’enclencher une réflexion sur les leçons qu’il convient de tirer de lieux gardant la trace des âges passés de l’humanité.
On reconnaît ici l’accent de Chateaubriand mais la scène est aussi, dans une certaine mesure, prototypique. Loin de se réfugier en son for intérieur, le sujet vit une sorte d’extase ou d’illimitation de soi qui lui fait parcourir les déserts de l’imagination et de la mémoire. Le fait n’est pas isolé dans les relations de la période. Ce qui paraît plus remarquable est la tension entre la figuration d’un moment qui devrait mener à un repli sur soi et la dilatation d’un paysage certes intérieur mais qui entre en résonance avec l’espace-temps dans lequel se trouve le voyageur. L’allusion à la fable, la « revie » du souvenir, la méditation sur l’humaine condition paraissent stimulées par une situation à bien des égards hors norme. L’oreiller est une selle, la couverture un manteau, les cieux ont remplacé le ciel de lit… La vie réelle peut librement s’épancher dans le songe, et le monde prend en retour les couleurs du moi. Nous n’avons pas ici affaire à un nocturne comme on en trouve tant dans les récits de voyage : les notations descriptives sont en effet très discrètes. Nous ne sommes pas non plus en présence d’une expression de soi à soi sur soi déconnectée de toute réalité. Cette nuit passée près des rives de l’Eurotas figure un espace intermédiaire : l’intimité y est située, le lieu est investi par le sujet.
La présence du lit dans la relation de voyage varie en fonction de paramètres multiples qui tiennent à des manières singulières de voir, de sentir, de faire… et d’écrire. En ce sens, le parcours de lecture que l’on vient de suivre n’a pas la prétention de rendre compte de tous les aspects de la question. À grands traits cependant, on peut affirmer que sur cet objet se greffe possiblement la composante narrative d’une relation prompte à accueillir des anecdotes riantes ou graves qui transforment le voyageur en héros de sa propre histoire. Le lit est aussi ce qui rend particulièrement sensible le choc des cultures ou donne accès à leur compréhension : les moments du coucher ou du réveil deviennent mémorables et dignes d’être contés ou commentés parce qu’ils font partie des séquences qui renvoient de manière flagrante à une altérité d’autant plus radicale qu’elle porte atteinte à l’intimité du sujet. Enfin, parler du lit ou du sommeil c’est aussi se dire, de manière oblique ou frontale. On reconnaît dans ce bref inventaire quelques-uns des rôles qui sont attribués à la description dans le récit, ce qui n’est guère étonnant si l’on songe que l’objet n’est « accessible » dans le texte que dans la mesure où il est décrit.
L’approche textualiste ne saurait pourtant à elle seule épuiser les significations d’un motif lié à des usages qu’il appartient à l’historien ou à l’ethnologue d’analyser. La littérature viatique offre un matériau de choix pour qui s’attelle à comprendre des pratiques éminemment culturelles et des représentations collectives qui informent nécessairement une expérience en retour refigurée par l’écriture. Le guide, dans son apparente objectivité, est par exemple tout autant le réceptacle d’idéologies qu’un texte qui produit une vision du monde, avec les moyens qui lui sont propres, et prescrit des usages de l’ailleurs et des rapports à l’autre qui exerceront une influence sur les façons d’être et de faire du touriste. Les relations que l’on doit à des écrivains de profession n’échappent pas à ce processus qui oblige à scruter de près les interactions entre idiolecte et sociolecte et, de manière plus générale, la partie sans cesse rejouée entre le voyage et sa mise en mots – dans laquelle chaque coup joué (par le voyageur ou le relateur) appelle une réponse ponctuelle ou la réorientation globale de la stratégie.
La « scène de lit » fait partie de ces « vignettes » du récit de voyage qui se prêtent au stéréotypage et il n’est pas très difficile de prévoir les variations plus ou moins virtuoses qui enrichissent les thèmes de l’inconfort, de la promiscuité, du dépaysement… en confortant ou en déjouant les attentes du lectorat. Elle est dans le même temps l’un des noyaux du texte autour duquel se déploie sa composante autobiographique. À la croisée de préconstruits et du vécu personnel (étant entendu que l’individu appartient nécessairement à une communauté), elle exacerbe ce conflit que le Voyage de l’époque romantique donne à lire, entre parole singulière et ressassement, expression de soi et devisement du monde, littéralité et littérarité.