Introduction
Depuis près de deux décennies, l’industrie musicale fait face à une grave crise liée à la numérisation et à Internet. C’est ainsi que le chiffre d’affaires de l’enregistrement musical au niveau mondial est passé de plus de 23,6 milliards de dollars en 2000 à 14 milliards en 2014 (IFPI, 2021). Depuis lors, les revenus augmentent à nouveau pour atteindre 21,6 milliards de dollars en 2020, sous l’impulsion du streaming payant par abonnement qui représente aujourd’hui la première source de revenus de l’industrie musicale. Toutefois, cette croissance ne profite pas beaucoup aux artistes étant donné la faiblesse des droits reversés par les plateformes de streaming telles que Spotify, Deezer ou Apple Music. Les artistes doivent dès lors revoir leur modèle d’affaires afin de compenser les baisses de revenus liées à la vente de disques et à la faible rémunération des plateformes (Moyon, 2011). Parmi ces solutions figurent en première ligne les concerts live, dont les prix connaissent une forte inflation depuis deux décennies (Decrop et Derbaix, 2014), certes interrompue suite à la pandémie de la Covid-19, et la vente de produits dérivés (t-shirts, casquettes, vinyles autographiés, etc.).
Dans cet article, nous nous intéressons à une autre stratégie, de plus en plus répandue, afin de développer ces nouvelles sources de revenus, à savoir l’extension de marque. De Céline Dion et sa propre ligne de parfums au rappeur Dr. Dre et sa marque de casques audio Beats, en passant par Rihanna (produits de beauté) ou Stromae (gamme de vêtements Mosaert), nombreux sont les artistes ayant recours à cette stratégie pour engranger des revenus supplémentaires et contrer les effets négatifs de la crise du disque. À titre d’exemple, le rappeur Booba lançait en 2004 la marque de streetwear Ünkut. Après un an, la marque représentait déjà un chiffre d’affaires de plus de 2 millions d’euros, attirant une clientèle principalement constituée de jeunes fans de hip-hop. En 2015, la marque générait 15 millions d’euros de rentrées (soit plus d’un quart des 58 millions de chiffre d’affaires total réalisé par Booba cette année-là), attirant un public de plus en plus large séduit par la gamme de vêtements mais aussi par les lunettes de soleil ou le parfum Ünkut. Un an plus tard, Booba était même élu businessman de l’année par le magazine GQ, l’artiste ne manquant pas l’occasion de promouvoir ses produits par le biais de ses chansons et de ses clips1. Dans la foulée de ce succès, Booba procédait à deux autres extensions de marques : une chaîne de radio (OKLM) en 2015 et une marque de whisky (D.U.C.) en 2017 dont il a également tiré des bénéfices non négligeables (GQ et Up Tex Business, 2016).
Cet article vise à mieux comprendre le succès de telles stratégies d’extension de marques du point de vue des publics ciblés. C’est ainsi que nous développons et testons un modèle théorique permettant de mettre en lumière certains antécédents et conséquences de l’attitude des adeptes d’un artiste (marque-célébrité) quand ce dernier décide de procéder à une extension de marque. Un tel modèle permet d’une part, de contribuer à une meilleure compréhension du processus psychologique sous-jacent à une stratégie d’extension de marque et d’autre part, d’apporter des recommandations managériales aux artistes qui envisageraient de procéder à une telle extension de marque. Mais avant d’en venir à la modélisation, il s’agit de recadrer notre sujet dans le contexte des marques personnelles et des artistes/célébrités en tant que marques.
Cadrage conceptuel
Le personal branding et les marques célébrités
Même si les principes du brand management ont été développés à l’origine pour des produits ou des services classiques, le concept de marque et les principes de gestion des marques s’appliquent aujourd’hui à des territoires, des organisations non marchandes, des idées ou des personnes. C’est ainsi que depuis une vingtaine d’années se développe ce qu’on appelle le personal ou human branding (Peters, 1997 ; Thompson, 2006) qui applique le concept et les principes de gestion de marque à des êtres humains (politiciens, hommes d’affaires, artistes, influenceuses, etc.). Le concept renvoie aujourd’hui à l’autogestion et l’autopromotion de sa carrière sur le modèle de ce qui est fait pour gérer et promouvoir une marque. Bien entendu, cette approche est décriée par certains qui y voient une vulgaire marchandisation des personnes et se sentent rabaissés à l’idée d’être commercialisés comme de simples produits de grande consommation.
Les célébrités qui, dans notre société, sont devenues plus que des influenceurs mais des entités qui fédèrent une communauté de fans actifs (Chaney, 2010), n’échappent pas à ce phénomène du personal branding. Conscientes de leur pouvoir de référence, certaines vedettes du sport et de la culture ne se contentent plus d’adouber ou de parrainer des produits ou des marques mais elles sont devenues de véritables marques qui doivent être gérées en conséquence. Plus encore que les marques commerciales, elles sont capables de générer des sentiments d’attachement ainsi qu’une base de consommateurs fidèles (Kapferer, 2008). Ces marques-célébrités sont appréciées pour ce qu’elles font, mais surtout pour ce qu’elles sont et ce qu’elles représentent. Ces personnes inspirent leurs adeptes à suivre leur style de vie et à consommer de façon à s’identifier à celles-ci.
Danglade (2013) identifie un grand nombre d’avantages à développer une stratégie de marque pour une célébrité : exploiter un potentiel de notoriété et d’image, se différencier des concurrents, assurer des rentrées financières plus régulières, tenter d’obtenir des revenus additionnels, pallier un changement structurel (en termes de business model), faciliter une reconversion après des carrières courtes, élargir son audience, rationaliser un portefeuille de contrats publicitaires ou encore, gagner en crédibilité en cas de réussite entrepreneuriale.
Les artistes comme marques
Parmi les célébrités, on trouve souvent des artistes. Les artistes ont pour vocation de produire des œuvres d’art grâce à un subtil mélange de maitrise technique et de génie créatif tout en faisant appel à des réflexions et des émotions qui font de sa production quelque chose de peu banal, pour ne pas dire extraordinaire (Al-Kazzi, 2017). Selon l’UNESCO, l’artiste considère sa création artistique comme un élément essentiel de sa vie quand bien même il ne s’agit pas là de son activité professionnelle. L’artiste dégage souvent un charisme, un style de vie ainsi que des valeurs qui fascinent. Plusieurs auteurs se sont intéressés à ce phénomène de starification. Pour Edgar Morin, la star est à la fois un mythe, assimilé à une divinité ou à un héros antique, et une marchandise qui facilite la valorisation des œuvres produites sur des marchés de masse (Mairesse et Rochelandet, 2015). Profitant de la dévotion de ses fans, qui n’hésitent pas à consacrer du temps et de l’argent à l’objet de leur passion, la star peut construire une marque puissante autour de sa personne. Il faut toutefois remarquer que tous les artistes n’ont pas pour vocation de devenir célèbres et de développer leur « marque célébrité ». Il suffit de penser à Vincent Van Gogh ou à Otis Redding qui n’ont jamais connu la célébrité de leur vivant.
Il existe quantité de manières et de domaines dans lesquels l’art trouve à s’exprimer. Dans cette étude, nous nous concentrons sur les « industries culturelles et créatives » qui concernent les activités fondées sur la production et la diffusion de biens culturels reproductibles (Mairesse et Rochelandet, 2015). Nous nous intéressons plus particulièrement au monde de la musique. Depuis l’avènement de la musique pop-rock dans les années 1950, la musique enregistrée devient le support principal de valorisation de la production des artistes et autres groupes de musique tandis que le concert live joue un rôle de promotion des albums. Certains artistes deviennent des célébrités adulées qui ont rapidement compris l’intérêt d’affirmer une identité unique et d’asseoir leur image de marque. Cette image de marque s’est développée non seulement grâce à leurs productions artistiques (enregistrements et concerts) mais aussi et de plus en plus (surtout à partir des années 1980) autour des médias qui ont amplifié leur rayonnement. Il suffit de penser, par exemple, à la diffusion planétaire sur MTV des clips de Michael Jackson ou de Madonna.
Maintenant se pose la question : un artiste est-il une marque ? Pour Danglade (2013), dès qu’un nom apparaît sur un tableau ou un disque, on a affaire à une marque. Pour Al-Kazzi (2017), d’autres critères doivent être réunis pour réellement pouvoir parler de marque : la notoriété, la reconnaissance, l’identification et le partage de valeurs. L’auteure considère ainsi qu’un artiste peut être analysé via le prisme de l’identité de la marque de Kapferer (2008) qui englobe six dimensions : le physique, la personnalité, la culture, la mentalisation, le reflet et la relation. Si l’artiste présente ces dimensions, alors on pourra vraiment parler d’une marque… À priori, un artiste dispose donc d’un capital affectif et symbolique sur la base duquel il/elle est susceptible de construire sa marque en tant que célébrité, de l’entretenir et de la développer. Schroeder (2005 : 1291) de souligner que « les artistes qui réussissent peuvent être considérés comme des gestionnaires de marque, activement engagés à se développer, se nourrir et se promouvoir en tant que « produits » reconnaissables dans une sphère culturelle compétitive ».
Marque-artiste et extension de marque
Une fois admis le principe qu’un artiste peut devenir une marque, il s’agit de mettre en œuvre les grands principes de l’élaboration d’une marque (Michel, 2000 ; Danglade, 2013). Premièrement, il faut construire l’identité de l’artiste afin de faciliter son identification et son appartenance à une catégorie spécifique. Deuxièmement, il s’agit de développer une stratégie marketing basée sur le ciblage des publics et l’établissement des éléments de différenciation qui permettront de soutenir un positionnement unique. Vient ensuite le choix des outils marketing (notamment de communication) adaptés afin d’asseoir cette image de marque. Enfin, des réflexions peuvent être menées quant au déploiement de la marque au-delà de son territoire initial, le plus souvent en recourant à des stratégies d’extension, d’alliance ou d’internationalisation.
L’extension de marque représente une stratégie habituelle d’évolution ou de croissance d’une marque (Michel, 2000). Les auteurs s’accordent pour définir l’extension de marque comme « l’utilisation d’une marque existante (appelée « marque mère ») pour introduire un nouveau produit (appelé « extension ») dans une catégorie de produits différente des autres catégories sur lesquelles la marque est présente » (Lai, 2002, : 23). Une telle stratégie permet à une organisation de développer son activité par le lancement de nouveaux produits en capitalisant sur la notoriété et l’image de sa marque mère (Lozanova, 2016). Parmi les autres avantages que représente une stratégie d’extension de marque, mentionnons la réduction du risque et une acceptabilité accrue pour le consommateur, la réduction des coûts de lancement, un impact positif sur le capital de la marque mère, une visibilité accrue et la prolongation du cycle de vie de la marque (Michel, 2000).
Danglade (2013) distingue deux types d’extension de marque auxquels les artistes peuvent recourir : les extensions continues et les extensions discontinues. Les premières impliquent le lancement d’initiatives qui sont directement liées à l’activité centrale et à l’expertise de l’artiste. Ainsi quand Florent Pagny ou Vitaa acceptent d’intégrer le jury de The Voice, ils restent dans l’univers de la musique. Au contraire, les extensions discontinues concernent le développement de nouvelles activités dans des domaines qui sont fortement éloignés du métier d’artiste. De Haus Laboratories, la marque de maquillage de Lady Gaga, à Identik, la gamme de produits de coiffure lancée par Matt Pokora, les exemples de telles extensions sont nombreux. Dans le cadre de cette étude, nous nous concentrons uniquement sur ces extensions discontinues, également qualifiées d’extensions horizontales de catégorie (Pitta et Katsanis, 1995). On parlera donc d’extension de marque lorsqu’un artiste capitalise sur son image et sur l’association qui est faite avec sa marque-célébrité, afin de lancer une nouvelle offre dans une autre catégorie de produits que la musique.
Présentation du modèle et formulation des hypothèses
Comme nous l’avons souligné, l’objectif de cette étude est de mieux cerner le processus psychologique sous-jacent à une stratégie d’extension de marque dans l’industrie musicale. Inspirés par les modèles intégrateurs de Cegarra et Merunka (1993) et de Czellar (2003) sur l’attitude du consommateur envers les extensions de marque, nous proposons un modèle conceptuel (Figure 1) spécifique à l’industrie musicale qui comporte sept hypothèses que nous allons chercher à vérifier. Ce modèle est centré sur la relation entre l’attitude vis-à-vis d’une marque-célébrité et l’attitude vis-à-vis d’une extension de marque de cette même marque-célébrité. Selon la théorie, cette attitude vis-à-vis de l’extension influence l’intention de bouche à oreille et d’achat. Le modèle nous permet également de tester l’influence préalable de plusieurs variables sur l’attitude envers la marque-célébrité.
Le principal avantage d’une stratégie d’extension de marque est de permettre un transfert de l’image de celle-ci (marque mère) vers le nouveau produit (Lozanova, 2016). Le principe d’une extension de marque consiste donc à capitaliser sur la marque afin de lancer un nouveau produit. En s’appuyant sur ce capital marque, un transfert d’attitude de la marque vers le nouveau produit peut s’opérer : l’attitude que le consommateur a envers la marque a donc un effet sur l’attitude qu’il aura envers le nouveau produit (Czellar, 2003). Pour que ce transfert ait lieu, il faut idéalement que la catégorie d’extension soit assez proche de celle de la marque (Czellar, 2003 ; Rastogi, 2012). Nous pouvons dès lors en déduire qu’une personne qui a une attitude positive envers un artiste aura plus tendance à développer une attitude positive envers le nouveau produit lancé par l’artiste, ce qui conduit à cette première hypothèse :
- H1 : L’attitude vis-à-vis de la marque-célébrité influence positivement l’attitude vis-à-vis de l’extension de marque liée à cette dernière.
En amont de ce processus de transfert, il est important d’investiguer les variables qui peuvent influencer l’attitude envers la marque-célébrité. En effet, vu que l’attitude envers l’artiste est censée se transférer vers l’extension, ces éléments auront un effet indirect sur l’attitude envers l’extension de marque. Les travaux existants permettent de mettre en lumière trois variables susceptibles d’influencer significativement l’attitude par rapport à une marque-célébrité : la confiance, la popularité et la congruence avec l’image de soi. Premièrement, une personne qui a une confiance élevée envers la marque aura une meilleure attitude vis-à-vis de celle-ci (Delvecchio, 2000 ; Kirmani, Sood et Bridges, 1999). Dès lors, la confiance envers un artiste devrait entrainer une attitude positive envers celui-ci. Deuxièmement, une étude de Veloutsou et Moutinho (2009) a révélé l’importance de la visibilité sociale d’une marque sur l’attitude envers cette marque. En ce qui concerne une marque-célébrité, cette visibilité sociale peut être traduite en termes de popularité perçue de l’artiste : une personne aurait tendance à développer une attitude plus positive envers un artiste populaire qu’envers un artiste moins populaire. Enfin, une étude de Thompson (2006) sur les marques humaines démontre que la congruence de l’image de soi avec une marque humaine impacte l’attitude vis-à-vis de cette marque. Adapté au cas d’un artiste, cela signifie que lorsqu’il y a correspondance entre l’image que l’individu a de lui-même et l’image de l’artiste et de ceux qui l’écoutent, cet individu aura alors une attitude plus positive vis-à-vis de l’artiste. Nous en déduisons donc les hypothèses suivantes :
- H2 : La confiance envers la célébrité influence positivement l’attitude envers la marque-célébrité.
- H3 : La popularité perçue de la célébrité influence positivement l’attitude envers la marque-célébrité.
- H4 : La congruence perçue de l’image de soi avec celle d’une célébrité influence positivement l’attitude envers la marque-célébrité.
Après avoir considéré les principales variables susceptibles d’affecter l’attitude envers l’artiste, il convient de se pencher sur les éléments impactant directement l’attitude envers l’extension. Selon Völckner et Sattler (2006), une extension de marque a plus de chances d’être acceptée par les consommateurs si la congruence entre celle-ci et la marque mère est forte. Dans la littérature, une congruence forte entre la marque et l’extension au niveau de la catégorie semble être un point très important pour la réussite de cette dernière (Wang, Wu, Lin et Chen, 2017). Un artiste aurait donc plus de chances de réussir le lancement d’un nouveau produit si ce produit est perçu comme similaire à son univers musical :
- H5 : La congruence entre la marque mère et l’extension au niveau de la catégorie de produits influence positivement l’attitude envers l’extension de marque.
Enfin, une attitude positive vis-à-vis d’une extension de marque présente des conséquences majeures. D’une part, elle a pour conséquence une intention d’achat plus élevée (Spears et Singh, 2004). D’autre part, l’attitude conduit généralement à un bouche-à-oreille positif (quand l’attitude est favorable) ou négatif (dans le cas d’une attitude défavorable) (Cheng, Lam et Hsu, 2006). L’établissement de tels liens est fondamental d’un point de vue managérial étant donné, comme nous l’avons expliqué précédemment, que les artistes sont à la recherche de nouvelles sources de revenus. Nous pouvons donc en retenir deux dernières hypothèses :
- H6 : L’attitude vis-à-vis de l’extension influence positivement l’intention de bouche à oreille.
- H7 : L’attitude vis-à-vis de l’extension influence positivement l’intention d’achat.
Méthodologie
Afin de tester le modèle de la Figure 1, nous avons mené une enquête sur une extension de marque hypothétique du groupe Coldplay. Ce groupe a été choisi, car il est mondialement connu et produit une musique qui touche un très large public. Une première question filtre de notoriété assistée fut posée afin de ne retenir que les personnes qui connaissaient Coldplay. Ensuite, des questions ont été formulées sous la forme d’échelles de Likert à 7 points empruntées à la littérature scientifique afin de mesurer les différentes variables de la Figure 1, à savoir la popularité (Mishra, Umesh et Stem, 1993), la confiance envers la célébrité (Delvecchio, 2000 ; Kirmani, Sood et Bridges, 1999), la congruence d’image (Smaoui, 2008), l’attitude vis-à-vis de la célébrité (Spears et Singh, 2004), la congruence entre la marque et l’extension (Wang et al., 2017), l’attitude vis-à-vis de l’extension, l’intention de bouche à oreille (Goyette et al., 2010) et l’intention d’achat (Spears et Singh, 2004). Les questions portant sur l’extension de marque ont été posées quatre fois, une pour chaque catégorie d’extension, à savoir : vêtements, parfums, alcools et casques audio (par ex. : « Imaginons que Coldplay décide de lancer une nouvelle marque de vêtements, dans quelle mesure seriez-vous d’accord avec chacune des affirmations suivantes ? »). Ces quatre catégories représentent les cas les plus typiques des stratégies d’extension de marques dans le monde musical (Mathieu, 2017).
Les données furent récoltées à partir d’un questionnaire administré via Internet, partagé dans différents groupes de discussion sur les réseaux sociaux (FB et LinkedIn) ainsi qu’à un réseau de connaissances. Cet échantillon de convenance totalise 245 répondants.
Résultats
Profil de l’échantillon
Parmi les 245 répondants, 66 % sont des femmes, 34 % des hommes. 67 % des participants ont entre 18 et 25 ans tandis que les plus de 56 ans sont assez peu représentés (un peu moins de 3 %). Notre échantillon de convenance est donc non représentatif de la population française. Il y a une surreprésentation des jeunes et des femmes et une sous-représentation de la population plus âgée et masculine. Par contre, l’échantillon est varié en ce qui concerne l’implication pour la musique qui est mesurée en termes d’écoute journalière et de fréquentation des concerts.
Attitude envers la marque-célébrité
Dans un premier temps, nous nous sommes intéressés aux variables qui étaient susceptibles d’influencer l’attitude envers la marque-célébrité. Les résultats indiquent que les trois variables décrites ci-dessus sont significatives, ce qui valide les hypothèses 2, 3 et 4, et que c’est de loin, la confiance envers l’artiste qui explique le mieux l’attitude positive envers ce dernier (Tableau 1). Par ailleurs, bien que celles-ci soient significatives, les variables descriptives telles que l’âge ou le sexe n’influencent que très faiblement l’attitude envers Coldplay2.
Tableau 1. Variables influençant l’attitude envers Coldplay (régression linéaire)
Variables | Bêta | Standard déviation | T stat | P-value |
Confiance envers la célébrité | 0,704 | 0,025 | 28,012 | 0,000 |
Popularité perçue | 0,169 | 0,022 | 7,768 | 0,000 |
Congruence d’image | 0,064 | 0,024 | 2,695 | 0,007 |
R2 : 0,785 |
Attitude envers l’extension de marque
Selon le modèle de la Figure 1, deux variables principales influencent positivement l’attitude envers l’extension : l’attitude envers la marque-célébrité et la congruence entre la marque et l’extension au niveau de la catégorie. Les analyses de régression conduisent à valider les hypothèses 1 et 5. D’une part, l’attitude envers le groupe Coldplay influence significativement l’attitude des fans envers une extension de marque (t = 10,005 ; p ≤ 0,000 ; ß = 0,186). D’autre part, la congruence entre la marque et l’extension au niveau de la catégorie influence encore davantage l’attitude envers l’extension (t = 9,605 ; p ≤ 0,000 ; ß = 0,741).
Quand on considère la catégorie de produits qui se prête le mieux à une extension de marque, on constate des différences significatives (F = 59,411, df = 3 ; p ≤ 0,000) tant au niveau de la congruence perçue entre la marque-célébrité et l’extension de la marque, qu’au niveau de l’attitude envers cette extension de marque. Les résultats3 conduisent au classement suivant : (1) casque audio ; (2) vêtement ; (3) parfum et (4) alcool.
Intention d’achat et de bouche à oreille
Les deux derniers résultats de nos analyses indiquent qu’une attitude positive envers l’extension de marque influence positivement à la fois l’intention de bouche à oreille (H6) et l’intention d’achat (H7). Une augmentation d’une unité de l’attitude aura pour effet d’accroitre l’intention de bouche à oreille de 0,845 unité (t = 109, 489 ; p ≤ 0,000) et l’intention d’achat de 0,870 unité (t = 89,856 ; p ≤ 0,000).
Discussion des résultats
Nos résultats suggèrent tout d’abord que le processus de base de l’extension de marque (transfert positif d’attitude d’une catégorie de produits existante à une nouvelle) est applicable au cas d’une extension de marque dans l’industrie musicale. Certains chercheurs avancent même qu’un tel transfert serait encore plus efficace pour un artiste grâce à l’admiration qu’il suscite (Grisprud, 2002 ; Chaney, 2010). Nos résultats confirment également les conclusions de Völckner et Sattler (2006) et de Wang et al. (2017) selon lesquelles l’élément central qui impacte l’attitude envers une extension de marque est la congruence de catégorie entre l’extension et la marque mère. Toutefois, un artiste qui veut développer sa marque doit être attentif au risque de dilution, voire de détérioration de l’image de la marque-célébrité si l’extension n’est pas jugée crédible ou cohérente par ses adeptes. L’artiste doit donc bien réfléchir à la catégorie de produits à développer pour que le nouveau produit soit bien accueilli par son public. Dans le cas de Coldplay, les casques audios et les vêtements semblent être les plus adéquats. De manière plus générale, les vêtements semblent être la catégorie de prédilection pour les extensions de marque dans l’industrie musicale (Mathieu, 2017).
Parmi les variables influençant positivement l’attitude envers l’artiste, figure en premier lieu la confiance envers la célébrité. Un artiste qui a l’habitude de répondre aux attentes de ses fans aura plus de chances de développer une extension fructueuse. Ce résultat confirme, pour une marque-célébrité, les travaux de Delvecchio (2000) et de Kirmani, et al. (1999). Bien que son impact soit relativement plus faible, la popularité perçue de l’artiste est la seconde variable influençant l’attitude envers celui-ci et donc, indirectement, l’attitude envers l’extension de marque. Ainsi, il est préférable d’opérer une extension de marque lorsque l’artiste atteint une notoriété suffisante afin de profiter au mieux de l’aura que lui confère la célébrité. L’effet de visibilité sociale avancé par Veloutsou et Moutinho (2009) pour des produits de grande consommation semble donc s’appliquer à une célébrité-marque. Ce résultat étend également les résultats de Decrop et Derbaix (2014) qui ont montré que l’artiste, son expérience et sa popularité, représentait un déterminant majeur du prix des concerts de musique actuelle. Enfin, le résultat significatif quant à la congruence entre l’image personnelle du fan et celle de l’artiste confirme l’importance mise en lumière par Thompson (2006) de la congruence perçue entre l’individu et une marque humaine. Une telle congruence implique que l’artiste se doit d’entretenir une image cohérente et une proximité avec ses fans.
Finalement, une attitude favorable envers l’extension de marque entrainera de plus fortes intentions d’achat et de bouche à oreille, ce qui constitue l’objectif ultime d’un artiste lorsqu’il effectue une extension de marque dès lors qu’il est à la recherche de nouvelles sources de revenus. Ces résultats confirment les travaux de recherche de Spers et Singh (2004) ainsi que ceux de Cheng et al. (2006).
Conclusion
La numérisation musicale ainsi que le piratage qui l’accompagne sont bien souvent accusés d’être à l’origine des difficultés que rencontre l’industrie musicale. L’extension de marque est une des stratégies développées par les artistes pour contrer cette crise. Ils sont ainsi de plus en plus nombreux à lancer des gammes de produits multimédias, de vêtements ou de parfums afin de se diversifier et d’augmenter leurs revenus. Comme nous l’avons vu dans cet article, une telle stratégie présente des avantages certains tels qu’un transfert d’image de marque, une réduction des risques perçus ou une diminution des coûts liés au lancement. Cependant la stratégie d’extension de marque s’accompagne également de risques tels qu’une vulnérabilité en cas de crise ou une dilution du capital de marque. Même si cette dimension n’a pas fait l’objet de notre étude, il pourrait être utile d’utiliser un autre nom de marque pour limiter de tels risques. Ainsi, par exemple, Stromae commercialise ses vêtements sous l’étiquette Mosaert. Afin de réussir, une extension doit respecter des conditions essentielles que nous avons pu valider grâce à une étude empirique. Parmi ces caractéristiques, la congruence entre l’extension et l’artiste semble être l’élément le plus important. La relation entre l’artiste et ses fans doit également être soignée. Enfin pour réussir, l’extension doit être assez proche de ce que propose l’artiste. Ainsi le casque audio et les vêtements fonctionnent pour Coldplay, ce qui n’est pas le cas de l’alcool, car ce produit ne correspond pas à l’ethos du groupe ; par contre, force est de constater que l’alcool réussit à des rappeurs tels que Booba ou Snoop Dogg parce que ce produit colle bien à leur univers d’expression.
Bien entendu, notre étude présente certaines limites qui ouvrent de nouvelles pistes de recherche. En effet, l’enquête porte sur une extension de marque hypothétique et non pas réelle. Dès lors, certains éléments impactant une extension de marque, tels que le support marketing ou l’acceptation des détaillants, n’ont pu être mesurés. Il serait donc intéressant d’investiguer ces variables en abordant des extensions déjà réalisées par certains artistes lors de futures recherches à ce sujet. De la même manière, notre enquête s’est focalisée sur le point de vue des fans consommateurs dont nous avons voulu mieux comprendre la psychologie conduisant au succès d’une extension de marque. Nous n’avons pas interrogé de professionnels ni d’artistes du monde musical, ce qu’il serait intéressant de faire dans des recherches futures. Troisièmement, la population jeune et féminine est surreprésentée au sein de l’échantillon en raison du mode d’administration de notre questionnaire distribué sur Internet. Ensuite, comme on a pu le constater dans l’analyse, le modèle de la Figure 1 n’offre qu’une vision partielle du processus de transfert d’attitude entre la marque-célébrité, l’extension et la marque. Des études plus approfondies pourraient être menées sur les variables clés, telles que l’attitude envers l’artiste et l’attitude envers l’extension et sur les variables qui influencent celles-ci. Enfin, certains styles, tels que le hip-hop, semblent présenter un nombre d’extensions bien plus important que d’autres styles musicaux comme le jazz. Une étude approfondie pourrait être menée afin d’identifier les raisons de ces différences.
Certes les stratégies d’extension de marque sont intéressantes, elles ne sont toutefois pas la panacée et de nombreux artistes s’en passent, soit parce qu’à l’instar des Rolling Stone, de U2 ou d’Adèle, ils génèrent des rentrées considérables de leurs ventes de disques, de leurs streams et surtout de leurs concerts, ou parce qu’ils misent plutôt sur les ventes de produits dérivés tels que t-shirts, casquettes et autres goodies. Certains n’hésitent pas à ouvrir des magasins éphémères à l’occasion de la sortie d’un nouvel album, tels Kanye West à New York en 2016 pour la sortie de The Life of Pablo ou, plus près de nous, Angèle à Bruxelles en 2018 pour la sortie de Brol. Des maisons de disques telles que la Warner ou Universal Music ont également décidé de creuser ce filon en élargissant leurs branches dédiées au merchandising qui présente l’intérêt d’éviter la concurrence numérique (on ne peut pas télécharger un t-shirt…). Bien entendu, certains artistes, surtout issus de styles musicaux plus « élitistes » tels que le jazz ou la musique classique, s’opposent à cette marchandisation à outrance des industries culturelles et créatives où le human branding est loin de faire l’unanimité (Mairesse et Rochelandet, 2015).
Mise à mal par l’essor d’Internet et le streaming, l’industrie de la musique a dû réinventer ses modèles d’affaires. Plus que pour les albums eux-mêmes, les fans préfèrent payer pour une expérience mémorable, matérialisée par des prestations live, des produits dérivés et des extensions de marque. Outre leur valeur totémique, de tels objets sont une manière de créer et de maintenir du lien entre la communauté de fans et l’artiste, une proximité qui s’est considérablement renforcée grâce aux réseaux sociaux. En marketing, c’est ce qu’on appelle une expérience à 360 degrés, tel est le défi des artistes aujourd’hui.