Profession : passeur

Un retour sur expérience entre la littérature et le social

DOI : 10.52497/sociopoetiques.1209

Texte

L’invitation qui m’a été faite par la revue Sociopoétiques de présenter ce que l’on pourrait appeler mes opinions théoriques m’a plongé dans l’embarras. Je mesure l’honneur qui m’est fait de me prêter à l’exercice après Jean-Pierre Bertrand, Alain Montandon, Alain Viala, Jean-Marie Privat et Marie Scarpa. Cependant, je n’ai pas moi-même de pratique théorique comme on dirait d’une pratique médicale. Le rôle que je me suis assigné, par tempérament sans doute, est plutôt celui d’un passeur, si l’on veut bien prendre le terme dans ses deux dimensions : le passeur est celui qui fait passer un objet, une personne, une information d’un lieu à un autre ; il peut aussi être celui qui passe un obstacle, saute une clôture ou traverse une rivière. Passeur, je le suis d’abord, comme tant d’autres, au titre d’enseignant. J’ai aussi fait acte de passeur : passeur de théories, de textes critiques, de références bibliographiques, d’informations sur les recherches en cours. Tout en me servant pour mes propres recherches dans l’arsenal conceptuel mis à ma disposition par mes prédécesseurs et mes contemporains, j’ai plutôt veillé à transmettre les idées théoriques des autres. Au surplus, je me suis intéressé aux passeurs, intermédiaires et autres médiateurs, en sorte que la pratique et les intérêts de recherche se sont réfractés l’un dans l’autre. L’ouverture d’esprit (limitée, on le verra) qu’impose l’activité de transmission s’accompagne chez moi d’une difficulté à adhérer complètement et pour longtemps à une approche ou même à un terrain de recherche. Je serais bien en peine de m’identifier exclusivement à une école (Liège, Clermont-Ferrand) ou à un courant (l’ethnocritique, la sociopoétique). Il y a trop de passionnants sujets, il y a trop de propositions théoriques ou conceptuelles stimulantes pour que je fasse un tri définitif ou que j’arrête une liste de ces « spécialités de recherche » que nos départements nous font indiquer dans nos pages web personnelles. Saisissant la perche qui m’a été tendue, je ferai ici retour sur les questions et les projets qui m’ont occupé au cours des vingt dernières années.

Mon parcours universitaire a été plutôt sinueux. Le choix des études littéraires, s’il s’est tôt imposé, m’a toujours fait regretter d’avoir délaissé d’autres disciplines (l’histoire, la sociologie, dans une moindre mesure la philosophie et l’histoire de l’art), dans lesquelles je me reconnaissais tout autant. Après avoir été formé aux 1er et 2e cycles à l’Université libre de Bruxelles, j’ai fait un diplôme d’études approfondies puis un doctorat à l’Université de Liège. Le passage entre les deux villes semblerait anodin à tout autre qu’à un Belge francophone. Bruxelles est la capitale du pays tandis que Liège a une identité principautaire forte. Avec Louvain-la-Neuve, elles sont les deux villes universitaires pour les études littéraires aux cycles supérieures en Belgique francophone. Rares étaient les Liégeois à venir faire leurs études à Bruxelles. Plus rares encore étaient les Bruxellois à aller « en province ». À Bruxelles, sous l’influence de Paul Aron et de Raymond Trousson, j’ai découvert l’histoire littéraire et commencé à assouvir ma soif d’érudition ; à Liège, j’ai été accueilli, pas comme un enfant du pays mais comme un cousin et un ami, au sein de ce que l’on n’appelait pas l’École de Liège. Il y avait là1 une identité collective forte en laquelle se reconnaissaient trois générations de chercheurs. On y faisait de la sociologie de la littérature, résolument, avec toutefois une « attention pour les textes » qui différait de la pratique plus historique menée à Bruxelles. Pierre Bourdieu était mis à contribution au moins autant que Claude Duchet. L’ULB et L’ULg collaboraient étroitement à cette époque à un projet de recherche visant à monter une base de données socio-historique de la littérature en Belgique francophone. C’est parmi les jeunes chercheurs associés à ce projet que se sont recrutés les membres fondateurs du groupe puis de la revue COnTEXTES. Quand d’un groupe de discussion nous avons décidé de fonder une revue en ligne, il a fallu trouver un nom ; après de longues tergiversations, j’ai proposé COnTEXTES, avec un « n » minuscule, pour indiquer le double sens des contextes (historique, social, intellectuel) et du « co-texte » de Duchet. Le titre même de la revue semblait donc balancer entre tendance textualiste et tendance contextualiste. Le sous-titre était plus clair dans ses intentions : « Revue de sociologie de la littérature ». Accompagnée par la liste Socius, « liste de diffusion sur la sociologie de la littérature », lancée sur Fabula2 un an plus tôt, la revue annonçait ses couleurs. Voire. S’il y a bien une approche peu instituée et incertaine de ses frontières, c’est la sociologie de la littérature. Elle n’a pas la même extension et ne repose pas sur les mêmes pratiques de recherche à Liège, Bruxelles, Lausanne, Montréal, New York ou Paris. Elle touche à la sociologie (interactionniste ou constructiviste), à l’histoire culturelle, à la bibliométrie, à la sociocritique, à la sociopoétique, à l’anthropologie, à l’économie et j’en passe. À titre d’exemple, Gisèle Sapiro écrit en ouverture de sa Sociologie de la littérature que cette discipline « se donne pour objet d’étudier le fait littéraire comme fait social » tandis que, quelques années plus tôt, Paul Aron et Alain Viala indiquaient qu’elle « envisage les relations qu’entretient la vie littéraire avec la vie sociale », ce qui est très différent3. La sociologie de la littérature n’était pas il y a vingt ans et est moins encore aujourd’hui un domaine unitaire où l’on se sent chez soi.

À certains égards, le saut que j’allais accomplir ensuite n’a pas été plus délicat que celui entre Bruxelles et Liège. En 2004, je suis parti vivre à Montréal. J’y ai retrouvé les membres du Collège de sociocritique de Montréal, rencontrés deux ans plus tôt et dont certains étaient devenus des amis. Avec le Collège de sociocritique, j’ai retrouvé le plaisir des discussions de groupe à propos d’un livre que tout le monde avait lu préalablement ou d’un projet de journée d’étude qui allait nous occuper. J’ai aussi retrouvé, concentrée dans une ville, la tension entre « tenants du texte » et « sociologues » que j’avais connue en France et en Belgique (l’ombre de Pierre Bourdieu pesait lourd en ces temps-là). Au sein du Collège, les uns s’aventuraient dans l’analyse des réseaux, l’analyse factorielle des correspondances multiples ou encore les interrelations entre presse et littérature, alors que les autres cherchaient une délimitation claire entre la sociocritique telle qu’on la pratique à Montréal et les autres approches du littéraire, sociologiques ou non. Les tensions (humaines et institutionnelles) entre les deux tendances ont atteint un point tel qu’en 2006, le Collège de sociocritique a implosé et donné naissance d’une part au CRIST (Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes) et d’autre part au Gremlin (Groupe de recherche sur les médiations littéraires et les institutions) dont j’étais, avec cinq autres, l’instigateur. Moi qui travaillais depuis mes débuts sur la sociologie des groupes littéraires, voilà que j’étais devenu acteur d’une querelle de chapelle ! L’étiquette de « sociologues de la littérature », qu’on voulait accoler aux membres du Gremlin pour l’opposer à la sociocritique des textes du CRIST, ne nous convenait guère : nous étions des littéraires, désireux d’étudier, pour dire les choses simplement, des textes et des contextes, sans restriction et dans leurs interactions.

Quelque temps après cet épisode, mon premier poste de professeur m’a mené à Toronto : j’y ai approfondi mes recherches sur le xixe siècle français et j’ai jeté les bases avec Vincent Laisney de ce qui allait devenir notre livre L’âge des cénacles. Bien qu’à distance du Québec et de la Belgique, j’ai participé à l’élaboration d’une vaste base de données contenant une centaine de fiches (de plusieurs dizaines de pages chacune) sur des romans de la vie littéraire alors que les bases de données sont rarement mises à profit pour l’étude des textes littéraires. Sont aussi issus de cette recherche plusieurs ouvrages tels que Romans à clés et Imaginaires de la vie littéraire.

La création de la chaire de recherche du Canada sur l’histoire de l’édition et la sociologie du littéraire m’a permis en 2011 de devenir professeur à l’Université de Sherbrooke (200 km au sud-est de Montréal). Autre lieu, autre groupe, autre histoire : l’Université de Sherbrooke abrite depuis 1982 le GRÉLQ (Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec). Trentenaire quand j’y suis arrivé, le GRÉLQ a implanté une identité locale forte : l’histoire du livre y a ses assises au Québec avec des thèses, des mémoires, des colloques étudiants, etc. J’en suis désormais le co-directeur en même temps que le directeur de Mémoires du livre / Studies in Book Culture, la revue scientifique en ligne fondée sur place en 2009.

L’histoire littéraire, l’histoire culturelle, la sociologie de la littérature, la sociocritique, l’histoire du livre et de l’édition : je me reconnais dans toutes ces appellations héritées des différentes universités auxquelles j’ai été rattaché ‒ sans chercher pour autant à la breveter, j’ai moi-même proposé l’appellation de « sociologie du littéraire ». Sans devenir un enfant du cru, j’ai essayé d’intégrer les méthodes propres à ces disciplines (ou sous-disciplines ou approches ou perspectives, comme on voudra). Je passe désormais de l’une à l’autre en fonction de mes objets de recherche et ne redoute pas l’hybridité qui correspond bien à un Belge travaillant au Québec sur la littérature et la culture françaises.

J’ai davantage assumé un rôle de passeur de 2014 à 2019 avec le projet Socius. Socius était déjà le nom de la liste de diffusion par courriel que je co-animais depuis 2004 (et avant cela le nom d’une collection des Presses de l’Université de Montréal). Alors que la liste Socius se revendiquait de la « sociologie de la littérature », dix ans plus tard la plateforme numérique des ressources Socius voulait élargir la focale à tout ce que j’appelle, faute de mieux, les relations entre le littéraire et le social. L’idée était, ni plus ni moins, de fournir des ressources à toute personne intéressée. Trois voies principales me semblent avoir été suivies au cours des dernières années : soit fournir du matériau brut (numérisations de documents, avec ou sans reconnaissance optique des caractères, sur le modèle de Gallica) soit fournir une voie de diffusion des recherches (revues en ligne, plateformes de diffusion, blogs) soit encore fournir des outils intermédiaires, du matériau déjà transformé ou trié mais qui peut servir aux étudiants et aux chercheurs. C’est la direction que j’ai suivie avec le site des ressources Socius. Il s’agissait moins de publier des contributions nouvelles (je l’avais fait dans un numéro de la revue Texte intitulée « Carrefours de la sociocritique ») que de faire le point, documents à l’appui, sur les approches socio* du littéraire4. Avec l’aide de plusieurs assistants de recherche, j’ai réédité une cinquantaine d’articles ou de chapitres à haute valeur théorique et j’ai réédité ou assemblé quinze bibliographies. Le lexique Socius a été l’entreprise la plus ambitieuse : une équipe de spécialistes a réalisé près de 80 notices sur des concepts importants (dialogisme, habitus, hégémonie, réflexivité, etc.). Allant au bout de la démarche, j’ai produit une bibliographie générale des travaux savants qui ont porté sur les rapports entre le littéraire et le social de 1904 à 2014 et une anthologie d’articles toutes deux intitulées Le littéraire et le social5 et disponibles en ligne.

Dans toutes ces entreprises, m’a guidé l’idée de donner à lire, en utilisant le médium numérique, les principaux éléments (articles, références bibliographiques, concepts) d’un vaste ensemble théorique. On comprendra que le choix de ces « principaux éléments » a été dicté par ma propre subjectivité et par celle de mes collaborateurs. Élaborer un numéro de revue sur invitation ou une anthologie, construire une bibliographie, publier des annonces sur une liste de diffusion, toutes ces entreprises exigent de faire constamment des choix. Quel numéro de telle revue intégrer et quel autre rejeter dans une bibliographie ? Quelle approche théorique préférer à telle autre dans une anthologie ? Quelle contribution juger la plus représentative d’un auteur ou d’un courant pour une réédition ? Quels concepts considérer comme les plus marquants ? Le métier de passeur de théories est fait de ces petites décisions aussi discutables que lourdes de sens. Et chacune est l’expression de l’habitus de la personne au travail.

Après la lecture (rapide ou approfondie selon les cas) de milliers de textes théoriques, après toutes les sélections que j’ai faites pour le projet Socius, après avoir moi-même voisiné avec plusieurs espaces fort chargés en théorie littéraire, après avoir écrit en introduction de l’anthologie Le littéraire et le social l’histoire des approches socio* par celle des groupes qui les ont défendues, après avoir enseigné plusieurs cours spécialisés, je dois avouer être parvenu à une sorte de relativisme serein. À défaut de voir une ligne de démarcation claire, à défaut de me situer entre sociocritique(s), sociopoétique(s), sociologie(s) de la littérature ou du littéraire, histoire sociale ou histoire culturelle, j’en suis venu à prendre les « écoles » de Liège, de Montpellier, de Montréal, de Clermont-Ferrand, à voir les grands anciens (Goldmann, Escarpit, Dubois, Bourdieu, Williams, etc.) et les non-affiliés découverts au hasard d’une bibliographie ou d’une recherche sur internet, comme les sources d’un formidable réservoir de concepts et d’analyses où je peux puiser pour répondre aux questions qui m’occupent. Contraint par profession de passeur à poser des choix, je ne sens ni l’obligation ni la nécessité de choisir dans mes propres travaux.

Puisqu’il m’est donné l’occasion de revenir sur ma pratique de chercheur, je dois constater la variété de mes « intérêts de recherche ». J’ai travaillé sur les cénacles du xixe siècle, les romans frénétiques français, la littérature prolétarienne, les éditeurs littéraires et leurs archives, la bohème, les romans de la vie littéraire, avec quelques incursions du côté d’Edgar Allan Poe, de Sainte-Beuve, de Victor Serge et des X-Men. Quand d’autres creusent deux ou trois sillons au cours de leur carrière, je n’ai jamais pu m’accrocher tout à fait à un sujet, à un auteur ou à une théorie. Vient toujours un moment où j’ai le sentiment marqué que j’ai dit tout ce que j’avais à dire, que j’ai appris l’essentiel de ce que je pouvais apprendre en l’état, que ma contribution, en somme, est terminée. D’autres prendront le relais, ou pas.

Si je devais trouver des fils conducteurs entre ces recherches apparemment dispersées, ce serait l’attention à une double articulation : entre le singulier et le collectif d’une part, entre le réel et l’imaginaire d’autre part. Pour un spécialiste du dix-neuvième siècle français comme je le suis au départ, l’extrême singularisation de l’écrivain et du discours littéraire a valeur d’évidence. Baudelaire, Mallarmé, Stendhal, Flaubert ne nous l’ont-ils pas enseigné de si belle manière ? La signature individuelle et l’acte de création solitaire semblent être les emblèmes d’une singularité irréductible et d’une résistance au collectif. Voué à son œuvre, que celle-ci soit philosophique, historique, artistique, narrative ou poétique, l’écrivain paraît s’isoler pour s’y consacrer tout entier. Il fuit les mondanités, méprise la foule, dédaigne les rassemblements. S’il traite des questions de société, c’est à huis-clos, loin de l’arène. Là seulement, en marge de la grande foire du social, il est en mesure de servir l’Art et la Pensée avec la dévotion qu’ils exigent. Face à lui, le collectif : le groupe restreint, d’un côté, celui formé par ses pairs qu’il ne devra rencontrer qu’au café ou au restaurant, dans des lieux sans conséquence sur la création littéraire ou artistique ; le groupe large, de l’autre côté, la foule toujours vaguement menaçante, la multitude qui enserre et réduit. La rencontre heureuse avec le groupe, si elle se produit, n’est que temporaire et prélude au dévoiement. Cette représentation de l’écrivain et de l’écriture a longtemps nourri les études littéraires, y compris sociologiques, quand elles opposent par exemple les barons de l’industrie éditoriale à l’ermite de Croisset. L’histoire culturelle, celle de la presse notamment, a montré à quel point cette image de l’homme de lettres singulier et solitaire était orientée. Elle n’a pourtant pas cessé d’être prédominante dans notre imaginaire collectif : l’écriture est un geste solitaire et le « jeu » littéraire est frappé d’office de suspicion. Or, comme le prouvent les écrits privés (journaux intimes, correspondances), si le temps de l’écriture est solitaire, il n’occupe toutefois qu’une portion de la journée type de l’écrivain. Bon gré, mal gré, il côtoie ses semblables en de nombreuses circonstances : il se rend au journal qui l’emploie, fréquente les éditeurs de la place, va au café, ne dédaigne pas toujours de paraître dans des salons s’il y est invité, participe à des jurys de prix littéraires, etc. L’écrivain du xixe siècle (et ses successeurs) est en définitive un être sociable et il est pris dans une multitude de réseaux de relations – du moins s’il vit dans une métropole. Il y a une tension entre deux injonctions contradictoires : participer à la vie littéraire tout en restant absolument singulier.

Pour examiner cette délicate articulation, je me suis intéressé à tout ce que relie, médie le littéraire et le social, tout ce qui fait lien entre la création et la vie littéraires. Cela m’a amené dans deux directions : la première, dans une optique que l’on pourrait dire mésosociologique, concerne l’étude des dynamiques collectives (sociabilités, institutions, groupes, milieux), que ce soit dans les cénacles, la bohème, les collections de romans frénétiques, les associations de littérature prolétarienne ou encore dans les écoles de pensée socio* sur la littérature. Mes recherches récentes me conduisent à penser qu’il serait possible d’envisager toute l’histoire de la littérature, à l’échelle transnationale, sous l’angle du collectif. Le collectif est partout dans la vie littéraire, il y a eu du collectif depuis très longtemps dans le monde des lettres et il n’en est pas davantage dépourvu aujourd’hui. Encore faut-il voir qu’il existe plusieurs degrés de cohésion et plusieurs types d’organisation : les écrivains peuvent être liés par des réseaux informels ou par des liens d’amitié sans pour cela que leurs relations acquièrent une identité publique. Au-delà des cénacles et des groupes d’avant-garde, les écrivains peuvent former des sortes d’agrégats où l’identité collective et les liens entre les individus sont faibles mais où existe un projet commun, notamment dans les comités de rédaction de revues où l’on se retrouve pour évoquer le prochain numéro sans forcément se sentir appartenir à un groupe soudé. Ils peuvent encore se retrouver dans des institutions littéraires très formalisées (académies, syndicats). Une telle histoire de la littérature par le collectif, par ce que le collectif fait au discours littéraire et inversement par les effets de l’expression littéraire sur le collectif, actionnerait l’articulation qui me semble primordiale entre le singulier et le pluriel.

La seconde direction dans mes recherches concerne les actions et les fonctions médiatrices. Il s’agit de réfléchir à la production de l’objet-livre et à la production de la valeur symbolique accordée aux œuvres littéraires, d’interroger ce que font au littéraire des acteurs (éditeurs, traducteurs, illustrateurs, journalistes, professeurs), des médias (la radio, le journal, le blogue), des institutions (la censure, la bibliothèque, la critique littéraire) ou encore des dispositifs techniques ou graphiques (la page, la couverture, le clic). On peut ainsi, à partir de cas particuliers, reconstituer les processus par lesquels un texte est transformé en livre et par lesquels le livre se voit attribué une valeur dans un univers concurrentiel. On peut aussi se demander non seulement ce qui passe d’un acteur à l’autre mais aussi ce qui se passe dans le processus de médiation, que ce soit en amont de la création (la circulation des textes entre les mains de plusieurs acteurs tels les conseillers, éditeurs, directeurs de revue, lecteurs professionnels) ou en aval de la création (les médiations dues au choix des supports, au format, à la mise en collection, à la commercialisation, etc.). On s’aperçoit ainsi que les médiations ne sont pas de purs lieux de détermination, extérieurs au texte, mais touchent de près au texte lui-même, à son écriture et à sa lecture. Elles participent à ces effets de prisme dont parlait justement Alain Viala.

Un chaînon en particulier m’a toujours fasciné dans ce circuit de la communication livresque. C’est au xixe siècle que la fonction éditoriale se stabilise et que le personnage de l’éditeur acquiert un pouvoir social unique en son genre. L’éditeur partage avec l’auteur la responsabilité morale et légale de l’œuvre, et en assume, la plupart du temps, la responsabilité économique. Faiseur de la parole des autres, l’éditeur doit se montrer compétent dans une variété d’activités : la sélection des livres selon ses spécialités et sa position dans le champ éditorial ; le travail sur le texte ; la fabrication du livre (préparation du manuscrit, choix du format, des illustrations, de la couverture, etc.) ; enfin la mise en marché où il doit gérer la publicité, les relations avec les médias et la vente. Pour mettre en lumière l’histoire de cette médiation particulière (qu’accomplissent une ou plusieurs personnes selon les cas), j’ai dirigé dans les dernières années un projet de recherche visant à étudier et, cette fois encore, à fournir des ressources sur les archives d’éditeurs depuis la Seconde Guerre mondiale. La plateforme Archives éditoriales a été mise au cœur de cette entreprise. On y trouve, en accès libre, une base de données géolocalisée des centres d’archives d’éditeurs dans la Francophonie du Nord, une base de données d’un millier d’interviews (surtout audio-visuelles) avec des éditeurs, ainsi qu’une sélection d’interviews marquantes et de nouvelles entrevues, conduites spécialement dans le cadre du projet, des vitrines de présentation des fonds d’archives au Québec et au Canada français. S’y ajoutent des entrées de blogue, proposées par des membres professeurs ou étudiants du projet.

J’en viens à la seconde articulation que mon travail s’est attaché à mettre en lumière : celle qui fait se rejoindre réalité et imaginaire. La bohème et les cénacles sont des phénomènes artistiques et littéraires impliquant une réflexivité proliférante mais réflexivité et référentialité ne sont jamais loin quand on s’occupe de littérature. Venu à la recherche par l’histoire sociale et culturelle, j’ai rapidement buté sur cette réalité propre à la littérature : les documents d’archives font généralement défaut alors que, pour connaître la vie littéraire d’une époque, les textes abondent. Quel statut de véridiction leur accorder ? Que nous révèlent les textes littéraires sur la littérature et sur les écrivains ? Dans mes travaux, l’interrogation sur les imaginaires du littéraire a pris notamment la forme de la cohabitation à même le texte du livre de mon discours et de rééditions d’articles ou de chapitres publiés à l’époque considérée : les articles de Latouche et de Sainte-Beuve dans La querelle de la camaraderie littéraire, les fictions de Balzac et de Frédéric Soulié dans Naissance de l’Éditeur, le cahier d’extraits de conversations dans les cénacles tels qu’ils ont été notés dans des journaux intimes dans L’âge des cénacles. Dans chaque cas, j’ai voulu confronter un discours socio-historique aux discours eux-mêmes, sans les filtres de la citation et de la paraphrase. Le projet du Gremlin sur les imaginaires de la vie littéraire visait quant à lui à se pencher sur des œuvres littéraires qui, parce qu’elles prennent justement la vie littéraire pour objet, jouent sur l’ambivalence de la référentialité. Je renvoie ici aux nombreuses publications collectives et à la dizaine d’événements scientifiques (on en trouvera le détail sur le site du Gremlin) que ce projet a engendrés.

Le discrédit dont ont été victimes les romans à clés depuis la Révolution française répond au dédain que portent en général les littéraires à la référentialité. Au mieux, comme chez Jacques Dubois, voit-on un roman sociologue qui déconstruit et reconstruit la structure sociale par les moyens propres à la fiction romanesque, qui dit le social sans le dire explicitement. Le roman à clés, lui, déclare son lien au monde référentiel par la participation de personnages réels au tissage actantiel du roman.  S’opposent ainsi une lecture naïve, profane, commune, au premier degré et une lecture véritablement herméneutique, étrangère à toute réduction du texte à un référent quelconque.

Au-delà de ce cas particulier, je dirais que les représentations ne sont pas détachées de la réalité : il s’agit de deux espaces inter-opérationnels en ce sens que la réalité sociale et l’imaginaire discursifs agissent l’un sur l’autre. L’imaginaire cénaculaire influe sur la structure même des cénacles réels, leur composition, leur organisation. En retour, ces cénacles réels, quand ils entrent dans la légende, fascinent les nouvelles générations. Il peut même arriver que le discours et la réalité s’entrechoquent directement. Par exemple, dans les années 1870-1890, un genre prend un essor énorme, celui des souvenirs d’écrivains6. Dans ces dizaines d’ouvrages, des écrivains racontent, sous la forme d’anecdotes et de réflexions, les principaux faits de la vie littéraire de leur temps, depuis leur entrée dans le champ littéraire jusqu’à leur maturité. En particulier, les livres de souvenirs sur les cénacles romantiques se multiplient… et donnent des idées aux jeunes symbolistes. Le télescopage de la réalité sociale du symbolisme chevauche une production éditoriale orientée vers la nostalgie du groupe romantique. La réalité se nourrit d’imaginaire, autant que l’imaginaire prend sa source dans la réalité.

Les deux articulations rappelées ci-dessus mettent en jeu des phénomènes d’interconnexion et d’interaction entre le social et l’imaginaire. Ils n’ont évidemment rien d’exclusif à la littérature française ou francophone. Mes recherches récentes tentent de faire sauter le verrou que je m’étais imposé jusque-là et de penser les phénomènes socio-littéraires (la bohème, les associations de littérature prolétarienne, les collections de classiques) à l’échelle transnationale et sur le temps long (du xviiie siècle à aujourd’hui). Les difficultés que pose une telle ouverture sont nombreuses : le manque de sources disponibles hors des grands pays occidentaux, mon absence de maîtrise de nombreuses langues d’écriture, ma méconnaissance de l’histoire littéraire de la plupart des pays, la tendance à vouloir comparer des pays sans prendre en compte les logiques régionales. Le risque est grand qu’un chercheur francophone, spécialiste d’histoire littéraire française, commette de graves erreurs de perspective quand il étudie à l’échelle transnationale un phénomène qui, pendant la longue période où Paris était le « méridien de Greenwich » de la création littéraire, a été plus développé en France qu’ailleurs. Pour ne prendre que l’exemple des groupes littéraires, comment parvenir à ne pas négliger d’autres formes de sociabilité qui ne se sont pas implantées en France (les clubs anglais par exemple), comment ne pas supposer sans preuve que telle forme de regroupement s’est épanouie ailleurs autant qu’à Paris, comment ne pas sous-évaluer les spécificités locales de chaque transfert culturel ? La socio* historique et transnationale doit reposer sur de très nombreuses lectures, sur le repérage tant de régularités que d’irrégularités, en un mot ne pas avoir peur des effets de parallaxe qu’induit une telle perspective de recherche.

Piqué intellectuellement par un nombre toujours croissant d’approches socio*, décidé à m’y intéresser également avec l’envie de me situer « au-dessus des partis » (si la métaphore n’était pas si présidentielle), j’ai voulu, sans me faire d’illusion sur mes propres limites, prendre position de chaque côté de la frontière censément impassable entre texte et contexte, individuel et collectif, réel et imaginaire. Sautant, même maladroitement, par-dessus les obstacles que les littéraires se sont souvent imposés à eux-mêmes, je cherche plutôt à cerner les effets, étudier les situations, percer les configurations socio-historiques et socio-discursives. Plutôt que d’adhérer à une tradition unique de pensée, je tente aussi d’aller chercher mon bien théorique là où je le trouve, selon les sujets abordés. Dans cette mise en danger permanente réside la source de mon plaisir et de mon désir de poursuivre, malgré tout7, des recherches sur le littéraire.

N.B. : Je n’ai pas voulu ajouter à l’immodestie de cet article celle d’y faire chaque fois référence à mes travaux. On en trouvera la liste ici et .

1 Voir Jean-Pierre Bertrand, « Un demi-siècle de sociologie de la littérature à l’université de Liège », Sociopoétiques, n°2, [En

2 La liste passera ensuite sur revues.org puis sur openedition, comme le carnet de recherche qui en conserve les archives et

3 Gisèle Sapiro, La Sociologie de la littérature, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2014 ; Paul Aron et Alain Viala

4 Convenons ici d’indiquer par l’astérisque une série de suffixes : socio-logique, -critique, -poétique, etc. Je dois cette idée à

5 Je n’étais pas le premier à me servir de ce titre : Robert Escarpit l’avait utilisé en 1970 pour un ouvrage collectif. Au lieu de

6 Voir Vincent Laisney (dir.), Les Souvenirs littéraires, Liège, Presses Universitaires de Liège, coll. « Situations », 2017.

7 Invisibilité dans l’espace public, diminution du nombre d’étudiants, raréfaction des postes, sentiment collectif de n’avoir une

Notes

1 Voir Jean-Pierre Bertrand, « Un demi-siècle de sociologie de la littérature à l’université de Liège », Sociopoétiques, n°2, [En ligne] URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=432.

2 La liste passera ensuite sur revues.org puis sur openedition, comme le carnet de recherche qui en conserve les archives et la revue COnTEXTES.

3 Gisèle Sapiro, La Sociologie de la littérature, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2014 ; Paul Aron et Alain Viala, Sociologie de la littérature, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2006.

4 Convenons ici d’indiquer par l’astérisque une série de suffixes : socio-logique, -critique, -poétique, etc. Je dois cette idée à Olivier Lapointe.

5 Je n’étais pas le premier à me servir de ce titre : Robert Escarpit l’avait utilisé en 1970 pour un ouvrage collectif. Au lieu de prendre en bloc la « société », comme l’a fait la tradition marxiste à travers les mille et une déclinaisons de la théorie du reflet, il est plus productif de prendre en considération le « social » comme un ensemble toujours problématique, qui recouvre des discours, des relations entre des acteurs, des institutions, etc. Il en va de même du « littéraire », ensemble non figé, changeant, où les énoncés voisinent avec les énonciations, les individus avec les textes et les mécanismes sociaux.

6 Voir Vincent Laisney (dir.), Les Souvenirs littéraires, Liège, Presses Universitaires de Liège, coll. « Situations », 2017.

7 Invisibilité dans l’espace public, diminution du nombre d’étudiants, raréfaction des postes, sentiment collectif de n’avoir une fonction qu’ornementale, sentiment renforcé par les dérives utilitaristes à l’université, et j’en passe.

Citer cet article

Référence électronique

Anthony GLINOER, « Profession : passeur », Sociopoétiques [En ligne], 5 | 2020, mis en ligne le 21 octobre 2020, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1209

Auteur

Anthony GLINOER

Université de Sherbrooke (Canada)

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