Éléonore Reverzy, Portrait de l’artiste en fille de joie. La littérature publique,

Paris, CNRS Éditions, 2016,

Référence(s) :

Éléonore Reverzy, Portrait de l’artiste en fille de joie. La littérature publique, Paris, CNRS Éditions, 2016,

Texte

De Stendhal fustigeant le charlatanisme des hommes de lettres français dans ses chroniques londoniennes à Villiers de L’Isle-Adam imaginant une véritable « machine à gloire » pour faire pendant aux machinations symboliques de ses contemporains, le questionnement critique sur la réussite littéraire et sur sa fabrication a accompagné tout le xixe siècle. Le plus souvent, comme l’avait déjà bien analysé Georg Lukács à propos d’Illusions perdues, cette introspection-dénonciation a pris la forme d’une comparaison entre l’écrivain (et son double le journaliste) et la prostituée, le premier vendant son esprit et la seconde son corps au plus offrant. La prostituée (fille de joie, lorette ou grande horizontale) a par ailleurs été l’objet d’un incessant discours social et notamment de nombreux romans de la tradition réaliste et naturaliste. Se pourrait-il alors que la prostitution littéraire et la prostituée en littérature soient liées, voire que la représentation de la prostitution vienne allégoriquement figurer la situation de l’écrivain ? Telle est l’hypothèse soutenue par ce livre.

Le livre d’Éléonore Reverzy appartient à ceux, trop rares, qui montrent que le siècle de la panthéonisation de l’écrivain est aussi celui de la désacralisation de l’activité littéraire, de l’érosion de l’image de l’écrivain quand celui-ci est pris dans les contraintes d’une production industrielle à destination d’un public élargi. C’est le cas dès la Restauration et cela n’ira qu’en augmentant à mesure que le siècle avancera. Partant de là, l’auteure s’attache à montrer les croisements entre les représentations de la prostitution et les représentations de l’écrivain.

Après une introduction consacrée à la situation sociale de l’écrivain, à son rapport au public et à certains discours critiques sur le sujet (Alfred Nettement, Sainte-Beuve, Proudhon, Zola), le livre explore la métaphore de la prostitution littéraire dans la presse de la monarchie de Juillet pour montrer qu’elle y prend plusieurs formes : la dimension auto-réflexive du journal, la « prostitution du cœur », la menace de la standardisation, la tension entre masculinité et féminité. Vient ensuite l’étude de quelques grands romans où la figure de la « courtisane rédimée » (p. 125) se fixe (pour mieux être déconstruite ensuite) et renvoie à la situation de l’écrivain, soit que le personnage de la courtisane double celui de l’écrivain-journaliste comme Coralie dans Illusions perdues soit qu’elle allégorise le fonctionnement du roman-feuilleton, comme Fleur-de-Marie dans Les Mystères de Paris.

Les six derniers chapitres du livre portent sur la seconde moitié du siècle et principalement sur les « romans de filles » produits par les écrivains réalistes et naturalistes. Ce corpus domine mais cela n’empêche pas l’auteure de donner des pages stimulantes sur l’écriture de la petite presse ainsi que sur les pensées de la prostitution chez Flaubert, Baudelaire et Mallarmé. Dans le chapitre 5 sont traitées les questions du trafic (le corps de Rosanette et les objets d’art dans L’Éducation sentimentale), de la spéculation (la cote des filles en regard de celle des artistes officiels sous le Second Empire), de l’économie personnelle (le rôle de la dette, du travail et de la mise au rebut dans l’existence de la fille de joie) ou encore de la concurrence (entre les maisons closes comme entre les maisons d’édition). Autant de sujets qui permettent à l’auteure de conclure à un rapport de synecdoque entre la représentation du marché de la prostitution et le commerce de l’immatériel. Dans les chapitres suivants sont explorés les discours sur le sexe, l’art et l’argent que le personnage de la putain, par son « statut intermédiaire », permet de transmettre, la question de la nudité du modèle du peintre, la mise en série des prostituées et celle des œuvres littéraires, mais encore le rapport de la prostituée (et plus largement du corps féminin nu) avec la lecture ainsi que les lieux où se déploient tant la prostitution que l’imprimé (la vitrine, le trottoir, le boulevard, la maison).

Dans une lettre du 15 septembre 1879 à Jules Laffitte, directeur du Voltaire où paraît le roman en feuilleton, Émile Zola détaille le véritable plan marketing qu’il veut voir déployé pour le lancement de Nana, son roman de la prostitution. Au cœur de ce dispositif réside une page qui figurera dans le roman comme extraite du Figaro et qui, selon Zola « résume la portée sociale du livre » (cité p. 285). Ce cas de spécularité du médiatique dit exemplairement comment la figure de la prostituée et le thème de la prostitution s’entremêlent tout au long de ce siècle où la littérature fait face, le plus souvent douloureusement, à son devenir vénal qui accompagne son devenir public. Partie à la recherche du « sociogramme » de la prostitution dans ses rapports avec la littérature, Éléonore Reverzy n’hésite pas, et peut-être est-ce là une des conditions de la réussite de son entreprise, à sortir de l’étude du cercle fermé des énonciateurs littéraires les plus légitimes (Flaubert, Goncourt, Baudelaire, Mallarmé, Zola) pour plonger dans un grand nombre de textes, fictionnels ou non, publiés dans la presse ou en volume et même à intégrer d’autres arts à son analyse : théâtral, pictural ou photographique. Elle prend soin également de multiplier les méthodes d’analyse pour mieux les mettre au service de son objet d’étude : histoire culturelle, sociologie de la littérature, narratologie, poétique, stylistique sont tour à tour mobilisées avec finesse. Construire tout son propos sur la métaphore de la prostitution littéraire tenait, comme Éléonore Reverzy le dit elle-même en conclusion, d’une gageure. Elle l’a non seulement tenue mais elle a aussi, ce faisant, considérablement renouvelé la compréhension de l’imaginaire que la littérature donne d’elle-même au XIXe siècle.

Citer cet article

Référence électronique

Anthony GLINOER, « Éléonore Reverzy, Portrait de l’artiste en fille de joie. La littérature publique, », Sociopoétiques [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 06 novembre 2017, consulté le 23 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=491

Auteur

Anthony GLINOER

Université de Sherbrooke

Articles du même auteur

Droits d'auteur

Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)