Comme si nous n’en savions pas assez, les harragas ont inventé pour nous de nouvelles façons de mourir. Et ceux qui réussissent la traversée perdent leur âme dans le pire royaume qui soit, la clandestinité. Quelle vie est la vie souterraine ?
Boualem Sansal1
Les auteurs francophones d’Afrique du Nord et subsaharienne s’attachent à décrire la geste héroïque des « aventuriers » et des « harragas » qui tentent clandestinement le passage de l’Afrique vers l’Europe. Ces figures littéraires de la migration2 désormais familières sont fréquemment saisies à trois moments clés de la mobilité : le départ, la traversée et l’arrivée ; ceux-ci correspondent également à trois espaces qui élaborent un trajet migratoire semé d’embûches, d’épreuves et de rencontres : lieux de départ, lieux indéfinis(sables) d’un itinéraire souvent long et aléatoire, et enfin lieux d’arrivée. Ces personnages, vulnérables ou transgressifs, victimes ou dangereux, référentiels ou fantasmés, héros et hérauts postcoloniaux du passage, contribuent à perturber les divisions spatiales et symboliques du monde3. Fortement idéologisée et réduite souvent à une donnée socio-économique, cette figure du migrant va progressivement être « visibilisée » entre autres dans des discours littéraires, qui la construisent, développent, remanient, démultiplient dans des ambivalences radicales et un paradigme sémantique et symbolique prolifique, comme pour conjurer le vide poétique initial du terme « migrant ».
À cette figure récurrente – avatar contemporain et escamoté de l’exilé produit par la mondialisation – il est nécessaire d’associer deux autres figures qui excèdent la polarité géographique et unilinéaire4 de la migration. Les travaux récents5 sur la circularité migratoire permettent de formuler l’hypothèse que la figure du migrant se construit en lien avec d’autres figures de la migration6, figures toutes socialement actives et artistiquement productives : le revenu et le sédentaire. Qui est alors ce migrant pendulaire qui fait le chemin du retour, définitivement, occasionnellement, volontairement ou non ? Est-il construit sur le même « patron » que le migrant qui débarque sur les rives nord de la Méditerranée et que les lois européennes désignent comme un invité indésirable ? Incarne-t-il la même transgression en renonçant ponctuellement à l’expérience migratoire ? Qu’en est-il également de ceux qui « restent » et que la sédentarité semble condamner à l’attente ? Comment vivent-ils l’expérience migratoire de l’être proche et comment, de loin, participent-ils d’une exiliance commune ? Pour répondre à ces questions qui sont nécessaires à la compréhension de la « fabrique7 » du migrant, de son portrait singulier qui reflète la vérité d’un être collectif et d’un acteur social, il nous a semblé pertinent de relire deux romans de Fatou Diome. Revenus et sédentaires viennent éclairer la description de celui qui quitte son lieu de naissance pour suivre le rêve de l’eldorado.
Dans Le Ventre de l’Atlantique8 et Celles qui attendent9 foisonnent les représentations d’exilés, représentations succinctes ou expansées qui se complètent, s’opposent, se contredisent et donnent une texture épaisse au portrait du migrant pris dans des entrelacs de destins. Si ces représentations se tissent dans le « métier » diégétique propre au roman de Fatou Diome, elles constituent aussi des échos plus ou moins fidèles à des représentations littéraires antérieures10. Les deux romans écrits à quelques années d’intervalle donnent le sentiment d’être conçus dans une contiguïté narrative, qui fait de l’un le prolongement ou l’approfondissement de l’autre, tout comme le sera également Les Veilleurs de Sangomar11. Cette cohérence qui se nourrit de la thématique de la migration et de son traitement fictionnel, narratif et argumentatif, se confirme dans le choix des personnages qui viennent à tour de rôle au-devant de la scène. Le Ventre de l’Atlantique expose, principalement depuis la France et la relation subjective de Salie, la face cachée de l’Arcadie imaginaire construite dans les rêves des candidats à l’exil, parmi lesquels Madické, le jeune frère ; le discours de Salie entrelace les illusions de ceux qui restent au village natal et les désillusions des arrivés sur l’autre rive, tout en concédant que « la souffrance de ceux qui restent est indicible » (VA, p. 49) autant que celle des immigrés arrachés aux leurs. Celles qui attendent installe ensuite la focale principalement dans l’espace du départ et expose le quotidien et les ressentis de ceux qui vivent l’exil par procuration ou délégation, encore plus qu’à distance. Tous les personnages de la petite communauté de Niodor, quels que soient leur localisation et leur degré d’implication dans le projet migratoire, sont alors à considérer comme des acteurs de la migration. « Ceux qui rentrent » (et les modalités du retour sont diverses) et « celles qui restent » deviennent deux personnages types indissociables du migrant, dans un système de relations et de significations complexe ; envisagés du point de vue des femmes et ancrés dans les représentations de la société de départ, ils contribuent à problématiser davantage cette première version de la figure du « migrant » clandestin héroïsé dans des représentations littéraires empiriques, symboliques et universelles plus que référentielles ; ce migrant-là incarne « idéellement » l’humain qui ose passer outre l’interdit de la mer et qui soumet son être à une épreuve fatale pour mieux s’affranchir de toutes les frontières qui le contiendraient. L’océan offre un décor hors normes à cette version de l’exilé qui a pour devise « de n’avoir d’engagement qu’avec soi12 » ; ce faisant, il choisit « plutôt la mort que cette vie, l’échine courbée, cette vie mouvement gratuit, somme nulle13 » que seraient la sédentarité et l’enracinement dans le lieu de naissance. C’est précisément cette fascination pour la figure du brûleur de frontières et d’identités que Fatou Diome entend conjurer à travers ses romans.
L’Homme de Barbès et ses déclinaisons
Les « revenus » et « revenants » sont pléthores dans les deux romans de Fatou Diome14. Les termes ne manquent guère pour désigner cette pratique inhérente à la migration dont le caractère initialement aventurier est sous-tendu aussi par des caractéristiques économiques et un projet de retour. L’« homme de Barbés » incarne dès Le Ventre de l’Atlantique le paradigme du migrant toujours « en partance » qui part de son lieu de naissance et qui, pour y revenir, part également de son nouveau lieu d’installation. Mais « Qui est donc l’homme de Barbès15 », se demande Moustapha Diop, qui voit en lui davantage que le pendant négatif ou miséreux/misérable de la figure principale de Salie, cette exilée qui habite la frontière dans un exil devenu mode de liberté16. L’homme de Barbès serait, certes, une réplique inversée, « repoussoir », utilisée comme argument dans le discours anti-émigration que développe la romancière. Il incarnerait ce « nègre à Paris » piégé dans « le cadre structurel de la dépendance néocoloniale17 », mais aussi « le picaro postcolonial, figure en quête de son histoire, de son sens, en somme de ses titres de créances esthétiques18 ». Comme Salie qui assume un nomadisme littéraire et identitaire prestigieux, il revendique son « statut prestigieux d’aventurier migratoire19 ».
Cette figure, privée de patronyme et de toute spécificité intime, se déploie en de nombreux avatars qui traduisent son évolution dans les espaces-temps de sa « carrière » migratoire20. Une analyse des apparitions de ce personnage montre les (dé)figurations et transfigurations chronologiques que subit ainsi l’être en migration. L’homme de Barbès, personnage sans doute moins référentiel qu’hypothétique ou fantasmé, se construit sur le modèle janusien, mais semble réduit à n’être qu’un dieu « déchu », des commencements et des fins, du passage et des portes. Bifrons démoniaque représenté avec un masque tourné vers le passé, l’autre sur l’avenir, il incarne un Janus « retourné » (avec le double sens géographique et identitaire, comme on dit « retourner sa veste », (se) trahir). Le transfuge entré dans la légalité est le ianitor du voyage : le portier ou le gardien des portes du local et du global, plus que du ciel et de la terre. Dès lors, il dispose de nouveaux attributs (signes d’une richesse extérieure) pour montrer la bonne direction à ceux qui partent clandestinement et ouvrir des perspectives sociales à ceux qui reviennent avec papiers et argent. Cette particularité de l’homme de Barbès symbolise, tout compte fait, l’union de deux aspects complémentaires ou contradictoires que la sociologie de la migration a fait émerger à la suite des travaux d’Abdelmalek Sayad21. Le paradigme de ce revenant/revenu actualise celui de l’émigré-immigré dont le tiret n’est qu’une frontière artificielle.
Strates et mises en relation dans les carrières migratoires
Dans Le Ventre de l’Atlantique, l’homme de Barbès tourné dans deux directions se décline dans les personnages de Moussa (qui échoue dans son projet d’ailleurs, « vomit sur le tarmac » de Dakar et n’a plus d’horizon que la mort), de l’informateur de Sonacotra puis d’El Hadj (dont la promotion sociale est encore plus aboutie, comme en attestent ses nombreuses femmes, son pèlerinage à la Mecque, son commerce florissant et ses dents en or). Dans Celles qui attendent, il se transforme encore en « vacancier », le « venu » de France (CA, p. 70), « l’émigré de passage » (CA, p. 199). Toujours en partance, dans une réversibilité paradoxale des espaces de provenance, il occupe parfois le rôle de messager, porteur de nouvelles des fils partis, et met en relation l’« absent-présent » (CA, p. 180) de la circulation migratoire avec celles qui l’attendent. Dans ses mots choisis, pour rapporter au village des nouvelles rassurantes des « absents-présents », tous les déictiques spatiaux se brouillent : « chez nous » (inclusif ou exclusif), « ici » et « là-bas » indiquent des ailleurs qui dépaysent l’origine et cassent la polarité factice, linéaire et unidirectionnelle, de la migration traditionnelle. Le déploiement des copies de ce migrant s’appuie sur un répertoire lexical qui traduit une variété de situations et de perceptions de cette expérience du partir, incessant et toujours performatif. Saisie dans l’épaisseur de la durée, de la répétition et des espaces réversibles, cette figure soulève la question de la « réintégration » ou « rémigration » quand les discours politiques et littéraires évoquent plutôt celle de l’accueil, de l’hospitalité et de l’intégration, comme si le migrant était définitivement inscrit dans un « ici » et un « maintenant », rivé dans l’espace d’arrivée atteint au prix de mille épreuves. L’exil dans sa déclinaison circulaire est une épreuve sans fin, inscrite dans une dualité sans cesse fluctuante : spatiale, culturelle, sociale, psychologique, à l’instar de la dualité entre passé et futur et qui demande « restauration ». Mais retourné, le migrant ne restaure-t-il jamais son identité première et délaisse-t-il pour autant la condition exilique ? Le titre du roman de Tahar Ben Jelloun, Au Pays22, fournit une réponse dans le brouillage sémantique du substantif : il indique une destination/identité mais sans détermination, celles-ci étant réversibles, déterritorialisées23.
Par ailleurs, le rapport métonymique établi entre l’homme et l’espace dans les romans de Fatou Diome n’est pas anodin : l’expansion nominale déterminative « de Barbès » permet moins de créer un effet de réel que d’associer cette figure à une mémoire de la migration, à des racines plurielles qui innervent autant la France que les lieux de départ. Le portrait du migrant s’enrichit ainsi du symbolisme de Barbès, « ville-monde24 », carrefour des origines plurielles. Certes populaire, ce quartier de fripes et de bazars marqué encore de l’empreinte de Tati possède un lien fort avec une généalogie de la migration, laquelle est inscrite dans chaque élément du paysage urbain. Barbès est même davantage : le lieu refuge qui permet un entremêlement des identités de tous les exilés, un pont entre le local et le mondial (dans un continuum et une stratification des exils). L’étude de la constitution de « champs sociaux transnationaux », c’est-à-dire d’espaces sociaux complexes construits par les pratiques et liens des migrants entre les pays d’accueil et de départ, permet d’établir le lien entre des migrations d’« avant » et de « maintenant »25. Elle montre comment les premières générations d’émigrés sont à l’origine de l’espace social transnational d’aujourd’hui26. En d’autres termes, l’homme de Barbès et ses répliques sociales, par-delà les frontières et au fil des générations, ont tissé un continuum social transnational auquel sont directement ou indirectement liées d’autres figures.
L’homme de Barbès nous rappelle donc la circularité de la migration, « l’épreuve » du retour, quelle que soit sa forme, étant consubstantielle à celle du départ. La circularité ne signifie pas refaire simplement le chemin en sens inverse, mais « (se) retourner » et affronter le passé « là-bas » sans compromettre un futur laissé en suspens « là-bas » aussi, suivant la focale adoptée. L’homme de Barbès s’efforce de retrouver ce qu’il a laissé mais qui n’est plus, ce qu’il n’a pas vécu auprès des siens mais qui pourtant l’impacte jusque dans son présent, le contraint à réajuster ses priorités, ses projets et à retrouver un équilibre entre les deux temporalités et espaces. Évidence que ne peut ignorer l’exilé au moment du départ : il part avec l’idée de revenir/rentrer et de retrouver place et fonction dans son clan. L’homme de Barbès, produit d’une représentation collective, correspond ainsi par synecdoque à ce que doit devenir le candidat à la migration. Son image idéalisée dans la société de départ fonctionne comme une injonction faite aux migrants de « passer quoi qu’il en coûte27 » pour « revenir » quoi qu’il en coûte aussi (dans un sens économique). L’exil est présenté comme une expérience où le voyage sans retour est constamment recommencé, le « revenant » étant aussi bien une « personne qui revient (après une longue absence) » que l’« âme d’un mort supposée revenir de l’autre monde sous une forme physique28 ». Fantôme ou ombre de lui-même, l’homme de Barbès subit naissances et morts successives qui traduisent des états d’être, des passages d’identités dans un ordre social forclos, paradoxalement mondialisé et qui le surdétermine. Les marches de l’escalier social sont données à voir à travers ce personnage du retour, le « disparu » qui réapparaît doté de nouveaux atours. Le candidat au voyage clandestin se veut alors réplique de ce modèle passé, qui aimante les rêves et les désirs de tous les membres de la communauté d’origine. Imitateurs et suiveurs, Moussa, Lamine, Issa, sont dans le sillage des revenants dont la posture, la carrière oscillent entre stabilité et variabilité avec un noyau commun : l’imposture.
L’imposteur sans identité ou aux multiples identités vit dans la duplicité mais celle-ci n’est qu’une autre forme du traumatisme de l’exiliance. Son discours ou ses silences trahissent autant son malaise que ses faux-fuyants. Garder le silence sur les réalités de l’exil fabrique un complexe d’imposteur plus qu’un dilemme : doit-il embellir sa trajectoire faite de dégradation et d’humiliation, ou brider les élans des plus jeunes prêts à partir ? Il se construit hypocritement un être de façade afin de maintenir des privilèges qui ne sont pas moins que des abus d’un pouvoir factice. La promotion sociale et le prestige que lui accorde son statut de « revenu » en font un « parvenu » cynique, certes courtois, mais sans compassion pour ses jeunes rivaux.
Si l’homme de Barbès emprunte les lignes de fuite de la migration dans des états successifs de dégradation ou d’ascension sociale, les femmes qui restent à demeure incarnent à leur façon une autre des faces voilées de la migration : celles-ci partagent « la vie souterraine de la clandestinité29 ».
Faire mougne : les impatientes30
La figure de « celles qui restent » tient un rôle majeur dans la circulation migratoire et contribue à détruire la mythification du périple aventurier. Longtemps invisibilisés31, même dans les travaux qui portent sur l’analyse genrée des faits migratoires32, ces personnages féminins incarnent d’abord les espaces fondateurs et les espaces de référence du migrant et, surtout, les lui rappellent. Si le migrant est en mouvement, en action vers un espace-temps fantasmé pour lequel il met son courage à l’épreuve, celles qui restent seraient donc inversement dans l’immobilité et l’attente. Mères ou épouses qui « offrent leur cœur en viatique » (CA, p. 190), elles tissent des « lassos invisibles » (p. 170) autour des rêves de celui qui part, des amarres identitaires, des promesses de fidélité dont elles espèrent tirer profit : « parce que je t’aime, tu seras fort, et parce que tu seras fort, tu iras en Europe réussir pour nous », déclarent-elles (CA, p. 190). Ces liens sentimentaux et communautaires, qui obligent et engagent les deux parties, comme dans un couple conjugal, impliquent donc que celles qui restent construisent fortement des « attaches » – au sens propre et figuré – qui contraignent le migrant33, placent sur ses épaules le poids des espoirs familiaux et des règles culturelles et sociales du pays d’origine. Elles motivent le rêveur d’eldorado piégé dans une trajectoire proxémique34 qui l’oblige au don de soi dans une « économie de la parenté35 ». Mais par là même, elles se prennent aussi au piège de l’attente qui hypothèque leur présent et les transforme en « rêveuses » d’une autre condition.
La circulation migratoire indique que « rester » n’est pas l’antonyme de « partir ». Fatou Diome se détourne de cette opposition superficielle : dès le titre, « attendre », verbe transitif privé de ses prédicats, opère une irradiation sémantique et annonce un itinéraire féminin, dans une dialectique de la patience et de l’impatience36. La romancière explore des modes du « rester » féminin qui s’interprètent dans une déclinaison de l’« attendre », verbe performatif autant que « partir ». « Attendre » et « (se) languir » innervent l’écriture et prennent sens dans un contexte culturel et social bien précis ainsi qu’en attestent les proverbes, situations et comportements mis en relation avec l’agir féminin. Loin de la ruse de Pénélope, modèle de fidélité et de constance à un amour jamais entravé par le temps, les quatre femmes du roman de Fatou Diome pratiquent le mougne37. Le fait migratoire s’insère dans une hypoculture d’Afrique bâtie sur des pratiques et des croyances avilissantes pour les femmes mais considérées comme des valeurs. Celles qui attendent doivent mougne, endurer en silence, accepter la solitude et la peur de l’absence de l’être cher. Ce faisant, ce mougne est une mise à l’épreuve nouvelle : les « hideux échouages » dont parle Salim Bachi à propos de cette jeunesse qui se lance à la conquête d’une terre jamais promise sont aussi ceux de ces femmes dont l’horizon est borné par le ressac de l’Atlantique. Arame, Bougna, Coumba et Daba apprennent à ruser avec le temps qui passe, à dominer leurs craintes pour les remplacer par un nouveau mode de vivre dans la « patience-impatience ». Elles exercent leur force et leur puissance dans la survie au quotidien, elles supportent les contraintes de la communauté qui leur imposent « l’interminable veuvage d’épouse sans mari » (p. 183) ou le deuil impossible d’un fils parti au loin (p. 128) qui n’envoie ni nouvelles ni mandats. La patience dont elles font preuve apparaît au fil des épreuves comme une force de l’esprit, tantôt résistance passive, tantôt résignation active. En liant leur destinée à ceux qui partent, elles manifestent tout comme eux un désir d’émancipation : comme le clandestin qui veut s’affranchir d’une assignation identitaire et sociale, les personnages féminins de Fatou Diome se battent pour détruire les carcans de leur société traditionnelle dans un mougne qui, en somme, trahit leur impatience, leur désir d’une autre vie. Cette vertu de patience se transforme « en un sentiment naturel d’élégance » qui leur permet de proclamer sans se soumettre : « qu’un homme n’est jamais insignifiant dans une demeure, car c’étaient bien elles qui portaient les demeures en question sur leurs épaules » (CQA, p. 287). Mères et épouses incarnent le point d’où quelque chose de nouveau peut advenir tout en empêchant l’effacement de celui qui part.
Ces figures féminines « guerrières des temps modernes » (p. 100), construites par des voix multiples à la subjectivité forte, sont implicitement héroïsées sur le mode du mougne. Leurs portraits révèlent une inversion des rôles dans l’odyssée migratoire contemporaine : courage, ténacité, endurance, défis et rêves d’émancipation dans une lutte au quotidien déterminent leur chemin de croix (p. 12). La migration se présente comme le « sacrifice » douloureux qu’une mère s’inflige héroïquement38, ou comme un calice que l’épouse remplit elle-même (p. 196). L’attente de l’être cher, qu’elles ont elles-mêmes mandaté pour le bien de tous, ressemble à une mort lente au quotidien, ainsi que le suggère la sentence de l’épilogue : « Ceux qui nous font languir nous assassinent ! » (p. 206). Paradoxalement, si le destin de ces figures semble se construire dans la dépendance de celui de l’émigré/immigrant, il met aussi en exergue l’obstination de ces femmes à s’affranchir elles-mêmes et à renaître. Car ces femmes laissées à quai39 vivent un exil sur place dans lequel elles brûlent leur moi intérieur. L’attente qui constamment relie le « elle » au « il » dans un « chez nous » en mouvement établit des parallèles entre les aventures de l’une et de l’autre : elle transforme la sédentarité en une conduite à risques qui fait entendre un cri de révolte. Selon Jean-Louis Baldacci, « le jeu de la patience et de l’impatience organiserait les cadres temporels nécessaires à l’accueil des souvenirs et de l’imprévu40 ». Selon cette perspective, celles qui attendent tissent le souvenir qui maintient la place du migrant au sein du foyer41 et inventent un futur par une « pensée magique » qui panse les plaies du présent autant qu’elle ouvre l’imaginaire d’un nouveau monde42.
En guise de conclusion : où est passée Salie ?
Les deux figures que Fatou Diome met en scène dans ses romans de l’exil traduisent la complexité du sujet en migration qu’il convient alors de définir, d’une part, dans ses relations interpersonnelles requises par la communauté d’origine, d’autre part, dans une posture tout à la fois d’absence et de coprésence entre deux espaces disjoints géographiquement et culturellement. S’il vit à distance et par procuration sa vie de là-bas, celles qui restent vivent par procuration un présent sous hypothèque. Ces figures aux destins imbriqués, se motivant l’une et l’autre dans une réciprocité tragique et aliénante, sont complémentairement des facettes de l’exiliance ou d’une reliance. La circulation modifie constamment les uns et les autres, suscite la construction et la redistribution des affects identitaires et des statuts, processus qui alimentent ce que Michel Wieviorka appelle « des états de sujet43 ». Ces subjectivités mouvantes et transgressives se nourrissent de la réalité brutale de la migration, laquelle déplace le moi de tous les êtres reliés en pensées, se protégeant par la mémoire, s’évadant dans le rêve et s’inventant de nouvelles vies. L’enracinement devient problématique autant pour celui qui part que pour celui qui reste et qui vit dans la peur d’être oublié, effacé, car « ceux qui nous oublient nous assassinent » (p. 167). Si la mort est inscrite dans la pensée de l’exilé, elle est aussi inscrite dans celles des femmes qui restent.
Fatou Diome explore ainsi les résonances actuelles de cet impossible retour dont parlait Peter Handke44 et nous montre les vies souterraines de ces itinéraires contemporains complexes qui émancipent de la logique duale que trace la frontière. Mais ses romans se donnent aussi à lire comme un espace de diverses possibilités d’être, participant d’un jeu de co-possibilités. Ce mode de compossibilité, entendue ici comme moteur d’une narration de la simultanéité des situations et des significations, propose et compose des orientations créatives de lecture. Cette modalité énonciative est prise en charge, non plus par Salie, « l’exilé lettré45 » qui s’épanche dans une auto-bio-fiction mais par un énonciateur impersonnel qui mobilise les figures-acteurs de la migration comme du personnel actantiel dans une morphosyntaxe du conte. L’esprit du conte met ainsi en avant, sur un mode imaginaire, un féminisme de conciliation autant qu’il souligne que toute vie mérite d’être racontée, transmise.
